M. Mohamed Bahloul, économiste, analyste et directeur de l'Institut des ressources humaines d'Oran (IDRH), revient dans cet entretien sur la nouvelle stratégie industrielle du gouvernement, en abordant le volet si sensible lié aux financements. Près d'une vingtaine d'années après l'ouverture de l'économie algérienne, les pouvoirs publics engagent la réflexion sur une nouvelle stratégie industrielle. Que vous inspire cette démarche ? La formulation d'une stratégie industrielle pour l'Algérie marque, au moins du point de vue du principe, la fin de l'hégémonie des médications et recettes issues de la dogmatique du "Consensus de Washington" appliquée chez nous plus que partout ailleurs sous forme de PAS répétitifs et linéaires sans vision, ni cap, ni inventivité institutionnelle. C'est peut-être aussi la fin d'une approche angélique de l'ouverture extérieure et de la libération des dynamiques concurrentielles internes. Nous savons aujourd'hui, en Algérie en particulier, qu'il ne suffit pas de "laisser faire" pour que "tout va". Il n'y a tout simplement pas d'"automatismes pavloviens" du marché. Le capitalisme historique comme le capitalisme émergent, celui des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) notamment, montrent bien que ce n'est pas la seule action de la "main invisible" et l'abandon au spontanéisme du jeu d'agents économiques non préparés, y compris au détriment du périmètre de missions régaliennes de l'Etat, qui constituent la source des succès économiques et de la compétitivité des nations. C'est plutôt la poignée des deux mains, "invisible" (le marché) et "visible" (l'Etat) qui fait le sentier stratégique du changement, l'anime et garantit la dynamique vertueuse entre la délibération (le jeu des institutions) et la compétition (le jeu des agents économiques). La stratégie industrielle consacre cette approche et ouvre en effet la voie à un volontarisme de type libéral que l'on peut observer dans tous les pays industriels, y compris les Etats-Unis d'Amérique. L'action collective dans le champ de l'économie et de l'industrie se développera désormais sous tutelle du marché et de l'écoute de ses forces et non sous tutelle du pouvoir discrétionnaire du bureau pour éviter ses écarts en matière d'allocation des ressources et de comportement des agents. Le document de stratégie industrielle et les assises qui l'ont validé après enrichissement offre à l'Algérie une lecture de l'état du monde, une vision et une démarche de changement en matière de modernisation et de renouveau industriel qui, si elle sont mises en œuvre, peuvent influer durablement le reste de l'économie. Est-ce le début du "Consensus d'Alger" qui consacrerait le développement économique de la nation à partir d'une réflexion et d'une action qui s'appuieraient sur les forces endogènes ? Que pensez vous des recommandations des assises sur la stratégie industrielle ? Les assises de l'industrie ont été l'occasion de mieux préciser cette approche et de la conforter dans un débat contradictoire et pluraliste comme vous avez pu le relever. On avait affaire à trois générations d'acteurs : ceux qui ont fait l'industrialisation et l'industrie algériennes, ceux qui l'ont démantelée ou assisté impuissants à son démantèlement et ceux qui ont aujourd'hui la lourde tâche de proposer les voies de sa relance et de son développement. Il faut dire que malgré le caractère très passionné et contradictoire des échanges dans les 11 ateliers et commissions, il y avait, à mon avis, un climat de maturité, de sérénité voire une certaine gravité dans les positions et les modes d'intervention des participants. Comme s'il fallait faire de ces assises une station forte de capitalisation de l'échec de notre expérience de développement industriel en en faisant une source d'enseignement et de renouveau. C'était aussi la fin du deuil sur une étape de notre histoire industrielle qu'il ne faut ni renier ni sublimer. Le débat sur l'industrie a été lors de ces assises un moment de réflexion sur nous-même et sur notre devenir économique dans les prochains rounds de la mondialisation. C'était une fenêtre ouverte avec une vue panoramique sur les autres secteurs comme l'agriculture, les services, les banques, le commerce extérieur, les territoires, le capital humain, les institutions, etc ; une sorte d'état des lieux de la nation industrielle a été réalisé et beaucoup de matériaux et d'idées ont été générés. La question du financement de la stratégie industrielle a été abordée par plusieurs intervenants. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Le financement de l'industrie est effectivement un volet important. Il donne à la stratégie industrielle sa marque et à l'intervention publique son identité et circonscrit ses territoires d'action. Ce volet est pris en charge par les experts qui y travaillent. Il s'agit de préciser les sources, les modes et surtout les instruments de financement du plan opérationnel de relance de l'industrie qui va découler de la stratégie, une fois adoptée. Les assises ont été une occasion pour mieux clarifier les choix dans ce domaine, y compris sur un plan doctrinaire. Faut-il aller vers une démarche de financement direct à travers les subventions et les transferts budgétaires ou privilégier une démarche d'incitation et de stimulation des activités et des acteurs par le marché. Le contenu de la stratégie et sa configuration dans le stade actuel milite à mon avis pour une approche mixte où le budget et le marché doivent conjuguer leur action pour assurer le financement des projets de la stratégie industrielle. Il s'agit de monter une matrice d'incitations institutionnelle, fiscale et financière à plusieurs vitesses. Par exemple, pour la politique industrielle de projets comme le développement des clusters, de l'innovation ou du capital humain de l'industrie projeté dans la stratégie, l'intervention directe de l'Etat au départ est indispensable avant de passer la main au marché. Il en est autrement pour l'exportation où des incitations institutionnelles et fiscales bien ciblées et adaptées aux différents marchés devraient suffire. De manière générale les transferts vers l'industrie doivent se réaliser dans une logique d'appui à la création de richesses et à la compétitivité des entreprises loin des comportements de prédation et de la capture de la rente. L'argent public apporté aux industriels doit se faire sur une base contractuelle avec obligation de résultats. Plus que jamais la règle doit être, selon le bon vieux principe d'Adam Smith, "s'enrichir en enrichissant la nation" et non s'enrichir en l'appauvrissant. La balance des transferts Etat-industrie et industrie-Etat doit tendre à terme vers l'équilibre et devenir un indicateur de bonne gouvernance publique. Vous avez plaidé pour un changement institutionnel pour la réussite de cette nouvelle politique industrielle. Pouvez-vous être plus explicite ? Les institutions occupent une place centrale dans le développement des économies en particulier dans les pays émergents. Elle sont source de croissance et levier archimédien de la compétitivité des nations. La qualité de ces institutions détermine en grande partie le rythme du changement, son orientation et son efficacité. Cette qualité des institutions est appréciée par rapport à leur légitimité, la légalité et l'efficacité de leurs actes. Concrètement, si ceux qui contribuent à la création de la richesse de la nation ne se reconnaissent pas dans les institutions et considèrent que leurs pratiques sont de non droit et non rentables, voire un obstacle pour le développement de leurs activités, on ne doit pas s'attendre à de grands résultats. On ne peut pas travailler efficacement l'objectif de participation de la diaspora économique, scientifique et technique nationale au développement, comme en Chine par exemple où son apport est de 45% dans le volume des IDE, si on n'a pas un modèle institutionnel mobilisateur et d'inclusion des élites. La question se pose avec plus d'acuité pour la mise en oeuvre et l'implantation des produits de la stratégie industrielle où le rôle des institutions est fortement sollicité et dans certaines de ses dimensions elles sont au cœur même de la nouvelle organisation industrielle. C'est le cas par exemple de l'approche que suggère la stratégie en matière d'animation économique des territoires et d'attractivité des capitaux, des compétences et des vecteurs du savoir et de la connaissance où le rôle des institutions, en particulier les collectivités locales, est tout simplement nodale. Certains parlent d'un super ministère de l'Economie, qu'en pensez-vous ? Dans tous les pays qui ont réussi le changement, l'existence d'un centre unique de pilotage des réformes, doté d'une autorité politique forte et d'une expertise de pointe a été une des clés essentielles du succès. Cet aspect est compté par les transitologues comme une dimension majeure de l'ingénierie des réformes économiques. La réforme en Algérie a beaucoup souffert, et à ce jour, de l'atomisation des centres de pilotage des réformes, de l'instabilité des centres de décision et de l'opacité du processus de décision de manière générale. La nécessité d'un centre de décision visible, transparent et disposant d'une véritable démarche de conduite du changement dans le domaine économique s'impose. Le pluralisme qu'il soit économique ou politique a toujours besoin d'une centralité stratégique et d'institutions fortes pour sa protection mais surtout pour son évolution féconde loin des dispersions et des perversions. -Nous avons l'impression que la transition économique en Algérie s'éternise. A quoi est dû selon vous cet état de fait ? Quatre raisons expliquent à mon avis la longue transition économique en Algérie. Premièrement, une mauvaise lecture des données de la mondialisation. Des pays comme la Chine l'ont fait dès le début des années 80 et se sont préparés en conséquence. Deuxièmement, absence d'une vision et d'une démarche de changement propre pour l'intériorisation des données de cette mondialisation à notre profit et surtout pour construire le nouveau système économique et les institutions qui favorisent la compétitivité de notre économie. Troisièmement, la grande instabilité qu'a connue le pays ces dernières années et les fautes de stratégies de restructuration des différents secteurs de l'économie qui ont été initiées. Et enfin, l'exclusion des élites du processus de changement dans sa conception comme dans sa mise en œuvre et l'échec patent dans la promotion d'un nouveau groupe social pour l'encadrement et l'animation de l'économie ; ce qui est la finalité même de la réforme.