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«L'Etat algérien doit assumer la transition»
LE DR NACER-EDDINE SADI À L'EXPRESSION
Publié dans L'Expression le 05 - 07 - 2005

Professeur à l'université Pierre Mendès de Grenoble, consultant pour le compte d'entreprises nationales et internationales, le Dr Nacer -Eddine Sadi vient de publier un livre édifiant sur La privatisation des entreprises publiques en Algérie édité par l'Office des publications universitaires (OPU). Un ouvrage pouvant constituer un «manuel pratique» de référence pour tous ceux qui veulent comprendre l'évolution de l'économie nationale, ses points forts et ses points faibles. Dans cet entretien qu'il nous a accordé, il livre sans ambages sa vision pragmatique et rationnelle de la situation économique et les différentes étapes par lesquelles, elle est passée. Cependant, il ne s'arrête pas aux constats puisque c'est avec une grande perspicacité puisée dans son savoir empirique, qu'il propose des alternatives potentiellement existantes à même d'orienter l'économie nationale dans le bon sens.
L'Expression: Qu'est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre?
Dr Sadi: La rédaction de cet ouvrage repose en fait sur deux motivations principales. La première découle de mon parcours professionnel. D'abord en Algérie où j'ai eu la chance de diriger des entreprises publiques, et ensuite en ma qualité de consultant puisque j'ai eu à réaliser seul ou en collaboration avec de grands cabinets internationaux de nombreuses études de restructuration et de privatisation, ensuite à l'étranger, notamment en Afrique, où j'ai réalisé pour le compte entre autres de la Banque mondiale et de la Commission européenne des études de conseil de gouvernement et des missions de désengagement de l'Etat. L'expérience capitalisée m'a conduit à m'intéresser aux réformes économiques engagées en Algérie depuis pratiquement le début de la crise de la dette en 1986. Cet intérêt a débouché sur une recherche dans le cadre d'un doctorat en sciences économiques. L'approche épistémologique retenue dans cette perspective était à la fois quantitative (application de concepts théoriques à des faits concrets de l'économie algérienne et vérification de leur applicabilité dans des contextes spécifiques) et qualitative (observation clinique du dehors et du dedans du déroulement du processus de transformation engagé depuis 1988).
Qu'en est-il des travaux réalisés dans le cadre de votre recherche et des résultats obtenus?
L'ouvrage auquel ont abouti les travaux de recherche repose sur trois volets successifs et intimement interdépendants.
D'abord une étude rétrospective sur la formation et l'évolution du secteur public algérien jusqu'à l'adoption du principe de sa privatisation. Cette étude a également porté sur une évaluation de toutes les réformes concernant le secteur public engagée depuis 1971 en tentant d'expliquer pourquoi elles n'ont pas atteint les résultats affichés par les initiateurs politiques de ces réformes.
Ensuite, une étude de toutes les théories spécifiques qui expliquent et justifient les contre-performances «naturelles» de l'entreprise publique la nécessité du désengagement de l'Etat de la sphère économique et les tendances récentes de l'analyse économique néolibérale. Ce volet a été clôturé par l'établissement d'un bilan sur le processus de privatisation en Algérie de 1995 à 2003 avec analyse sans complaisance des causes qui ont fait que la privatisation n'a pu dépasser le stade des intentions et du marketing politique. Enfin, un troisième volet très intéressant, selon nous, au sens où il a permis de situer les enjeux sur un plan multidimensionnel et de formuler de sérieuses recommandations pratiques. Cette approche normative a reposé sur une étude d'expériences des principaux pays de tous les continents en passant par des pays proches de l'Algérie sur les plans culturel et historique (Maroc, Tunisie, ...) et de pays proches également de l'Algérie sur les plans historique, politico-idéologique et institutionnel (Russie, Hongrie, ...).
Dans ce travail, nous avons tenté de faire en somme un diagnostic sans complaisance de la situation économique de l'Algérie, de mettre en évidence tous les facteurs «inertiels» et de blocage et de formuler des recommandations sur de nombreux plans: économique, juridique et institutionnel, industriel, social, culturel, financier...
Notre démarche est animée par le souci d'un diagnostic, le plus fidèle, de nos réalités et sur la base duquel on a formulé des recommandations susceptibles d'accélérer le processus de réformes, en particulier dans son volet privatisation. Quatre recommandations importantes.
Premièrement, le rôle de l'Etat algérien dans la transition est déterminant et il n'est pas question de privatiser «la conduite des réformes», de «privatiser la privatisation du secteur public» et de vouloir le limiter dans son rôle de soutien à l'économie nationale en lui opposant des thèses néo-libérales de non-interventionnisme (par le fait d'un retour à des thèses keynésiennes par le lancement de grands projets en vue de créer des emplois, de relancer la demande et de redynamiser l'appareil de production national).
Deuxièmement, la privatisation ne devrait pas être assimilée à la transition elle-même et ne devrait pas également être vue comme une fin en soi. Ce n'est qu'une dimension certes importante d'un large programme de réformes à long terme, tendant à la fois à la démocratisation de la société et à la mise en place progressive de structures productives coordonnées par des mécanismes de marché. La privatisation doit venir en effet après la création de toutes les bases de l'économie de marché, «le plus important, c'est la consolidation, la stabilité et la durabilité et non pas l'établissement de nouveaux records de vitesse (J. Kornai)».
Troisièmement, l'amélioration du climat des affaires sans lequel il ne peut y avoir de réelle promotion de l'investissement (initiative) privé.
Quatrièmement, l'objectif à assigner à la privatisation dans les conditions structurelles actuelles de l'économie nationale ne peut pas être, selon nous, un objectif purement budgétaire, mais, par contre, un objectif économique de recherche de l'efficacité productive et allocative de l'économie nationale. L'Algérie a besoin en effet de capacités de management, de technologies, de capacités d'exportation, de savoir-faire dans la grande industrie et dans les Ntic, ...
A votre avis, les réformes engagées depuis 1988 ont-elles été couronnées de succès ou au contraire ont-elles échoué sur toute la ligne?
Difficile de donner une réponse précise car beaucoup de données nous échappent, toutefois on peut dire que les réformes engagées étaient d'abord nécessaires pour mettre de l'ordre dans la maison Algérie et ensuite doter progressivement l'Algérie de tous les mécanismes et institutions lui permettant de faire la transition d'une économie de commandement vers une économie d'initiative. C'est une option irréversible à une nouvelle opportunité de développement. Sur ce plan, l'Algérie a démontré sa capacité intrinsèque à assurer sa propre mue économique. Quant aux résultats, l'appréciation ne peut être que mitigée, car les résultats escomptés n'ont pas encore été atteints. Il est vrai, cependant, que les effets positifs attendus ne peuvent être palpables que dans le moyen et le long terme. Mais il est possible, sur le plan des faits observables, de fournir quelques indicateurs qui permettent de se faire une appréciation. Des faits concrets qui continuent de caractériser l'économie algérienne. L'Algérie compte plus de neuf millions d'Algériens qui vivent en-dessous du seuil officiel de pauvreté.
La transformation des droits de propriété reste à l'état de théorie et d'annonces irréalistes sans lendemain. Le seul secteur qui connaisse une réelle dynamique est le secteur informel qui occupe plus de 1,4 million de personnes, plus de 70 zones de non-droit, plus de 40% du marché et plus de 15.000 importateurs qui interviennent sous des prête-noms (location de registre de commerce). Il est alimenté chaque année de plus de 500.000 jeunes que l'école fondamentale met à sa disposition (déperditions scolaires). Son développement constant décourage les secteurs officiels (étouffement des entreprises des secteurs officiels public et privé) et a tendance à devenir un secteur de fort attrait de l'épargne privée. Le secteur privé officiel est dominé par les importateurs, dont le nombre était de 41.000 en 2002.
Un marché du travail de plus en plus sélectif et exigeant sur le plan de la formation et de l'expérience et qui accueille chaque année, souvent avec une grande désolation, plus de 300.000 primo-demandeurs d'emploi.
L'université algérienne produit des formations qui sont le plus souvent en totale inadéquation avec les besoins de l'économie.
Une production industrielle en régression dans de nombreuses branches de l'activité économique. Un secteur industriel, au besoin immense en investissements de renouvellement (patrimoine technologique souvent vétuste et renfermant peu ou pas de technologies émergentes combien utiles au regard des défis à venir, notamment les accords d'association avec l'Union européenne et l'adhésion à l'OMC).
Un taux de croissance économique très fortement dominé par les hydrocarbures et où l'agriculture et ensuite l'industrie (secteurs créateurs de la vraie richesse pour le pays) sont très faiblement présentes. Un climat des affaires qui comporte toujours des facteurs d'inertie et de démotivation de l'investissement socialement et économiquement responsable (par opposition à notamment l'investissement de l'import-import). Des insuffisances persistent dans ce domaine, notamment le foncier industriel, le code du commerce, les lourdeurs bureaucratiques dans les formalités d'investissement, le droit de propriété, le financement de l'économie nationale, les contrats et les traitements des contentieux commerciaux.
Le capital étranger ne veut pas s'impliquer réellement dans les transformations en cours et une attente illusoire et chimérique d'une contribution de ce même capital à la structuration de l'économie nationale (les stratégies des firmes étrangères ne concordent que très rarement avec les stratégies nationales de développement et c'est une réalité concrète et vérifiable dans de nombreuses expériences). Un ordonnancement des réformes économiques inversé ou si l'on veut ‘'spécifique'': on restructure en effet la sphère productive (au sens privatisation) avant la sphère financière. Alors que le financement de l'économie nationale est très mal assuré.
Un exode sans précédent de cadres vers l'Europe et l'Amérique.
Ces caractéristiques de l'économie algérienne qui persistent après plus de quinze années de réformes vous permettront sans nul doute de répondre vous-mêmes à la question.
Toutefois, on constate de réelles avancées dans certains domaines et que la persistance des faits ci-dessus trouve également son explication dans le contexte d'insécurité qui a certainement entravé le bon déroulement du processus de transformation.
L'embellie actuelle des cours du baril du pétrole ne doit pas masquer ces réalités, donc la lucidité, l'intelligence et le courage nous dictent d'avancer résolument dans les réformes dans un contexte qui est aujourd'hui favorable, car l'expérience montre que les réformes ne connaissent de réelles avancées que sous des contraintes très fortes, d'où l'allure d'opérations chirurgicales qu'elles prennent (Cf.ouvrage).
La plus grande faute que nous ferions c'est de marquer une pause et d'être moins déterminés dans ce contexte d'aisance financière.
Quel bilan faites-vous de la politique économique menée par l'Etat depuis l'ouverture de l'économie nationale jusqu'à l'heure actuelle?
Il est nécessaire de périodiser l'appréciation depuis pratiquement l'année 1988.
De 1988 à 1998, l'Algérie ne disposait que de peu de marges de manoeuvre dans le domaine de la politique économique. Elle était sous PAS (plan d'ajustement structurel) et donc les moyens et les conditions de l'époque ne lui permettaient pas de mener des politiques économiques. A cela, il faut ajouter le contexte d'insécurité qui a sérieusement affaibli le peu de marges de manoeuvre de l'Etat.
Depuis 1998, avec l'amélioration du climat de sécurité, la fin du PAS, qui a permis une certaine stabilisation macroéconomique et la meilleure tenue des cours du pétrole, l'Etat algérien dispose désormais en matière de politique économique des marges de manoeuvre beaucoup plus importantes.
Les mesures extérieures allant dans ce sens se concrétisent à travers la signature de l'accord d'association avec l'Union européenne et la préparation de notre pays à sa future adhésion à l'OMC (bien que l'adhésion à l'OMC ne soit pas une urgence tant que l'Algérie n'a pas encore mis à niveau son système industriel au point de devenir exportateur).
Il y a absence d'un réel potentiel d'exportation dans l'immédiat.
Quant aux conditions internes, la politique économique s'est réellement renforcée avec le lancement du 1er et du 2e plans de soutien et de relance de l'économie (Psre).
L'Algérie est devant une occasion historique pour décoller et pour réaliser réellement sa transformation structurelle. Elle peut réellement ambitionner de rejoindre le lot des nations émergentes, comme certaines nations asiatiques et latino-américaines. Pour ce qui est des voix qui se sont élevées contre la mise en place des Psre, nous leur répondons en leur disant que les livres d'école sont utiles à l'étudiant, mais ils n'ont jamais permis à un gouvernement de gouverner une nation. Une nation en voie de développement qui vient de sortir d'un choc multidimensionnel (économique, social, psychologique, ...) d'un lourd ajustement structurel, a besoin de démarches de redressement pragmatiques et réalistes adaptées à ses spécificités structurelles internes et rejetant les solutions dogmatiques du prêt-à-porter.
Cependant, on ne doit pas s'attaquer frontalement aux principes et règles de l'idéologie néolibérale. L'aisance financière que connaît notre pays ne doit pas le conduire à renier ses options et aux efforts de transformation déployés depuis 88. Le soutien de l'économie ne doit pas soumettre l'appareil de production national à une contrainte financière lâche donc ruineuse pour le pays. Le soutien à l'économie, dans l'étape actuelle, c'est une chose acceptable, voire même très défendable, mais attention, l'intérêt du pays exige une sérieuse délimitation de son contenu et de sa durée pour éviter en particulier des dérapages et un retour en arrière qui pourraient être catastrophiques.


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