Djebel Béni-Khettab. Voilà un maquis rendu célèbre depuis qu'un certain Madani Mezrag avait décidé, pour des raisons tribales, d'y installer ses quartiers. Les mechtas alentour en feront vite les frais. Trois ans après la reddition de l'AIS, nos reporters sont repartis à Draâ Eddissa et à Melhout explorer ce qui reste de vie dans ce maquis aujourd'hui livré aux hordes du GIA. Entre peur et misère, la survie bascule. Reportage. Texenna. 21 kilomètres au sud de Jijel. Cette superbe station d'hiver, située à une bonne altitude au-dessus de la mer, était jadis fort prisée par les touristes pour son fabuleux paysage, dominant la mer et dominé par une belle montagne : Djebel Béni-Khettab. 1993. L'Armée islamique du salut, bras armé de l'ex-FIS, envahit la montagne. 15 mars 1994 : Madani Mezrag, un ancien prédicateur d'une mosquée de Kaous (8 km au sud-est de Jijel) qui a reçu une formation paramilitaire dans des camps libyens, devient “émir” national de cette phalange de la mort. Texenna sera au cœur d'affrontements féroces entre l'ANP et l'AIS et ce, jusqu'au 1er octobre 1997, date à laquelle une trêve est conclue avec le haut commandement de l'armée. Accord dont les termes resteront secrets jusqu'à l'arrivée de Abdelaziz Bouteflika au pouvoir. L'armée lui fait endosser la “houdna”. La loi sur la concorde civile parachève le dispositif de démantèlement de l'organisation terroriste. 10 janvier 2000 : Bouteflika signe officiellement le décret d'amnistie de l'AIS. Madani Mezrag et ses troupes cèdent leurs campements à Melhout et Draâ Eddissa et deviennent de “simples” civils. Que sont devenus les villageois des mechtas alentour ? Trois ans après ces houleux événements, force est de constater que la question est d'une brûlante actualité. En ce début de ramadan, donc, nous sommes remontés là-haut, dans le maquis de Béni-Khettab. Premier détail : plus de militaires. Pas “arme” qui vive. Le barrage fixe qui était dressé juste aux abords de la route menant vers l'ancien QG de Mezrag a disparu. Désormais, la sécurité à Texenna est assurée d'une façon timide par un simple détachement de gardes communaux. “Il ne s'est rien passé d'important dans la région depuis pas mal d'années, el-hamdoullah. La sécurité n'est pas un problème”, estime un citoyen. Signe des temps : nous avons visité Texenna la veille à la tombée de la nuit et nous avons été surpris de constater qu'en effet, le dispositif de la lutte antiterroriste est sensiblement allégé. Les gens circulent le soir. Ambiance animée des nuits ramadhanesques. Signe extérieur de bigoterie : comme partout ailleurs, les barbes repoussent comme des champignons. Des barbes d'occasion, selon toute vraisemblance… “L'AIS est la source de tous nos malheurs !” C'est jour de souk ce lundi, à Texenna. Les gens affluent de toutes les mechtas. En nous engageant sur la route étroite menant vers la montagne, nous croisons plein de villageois descendant à pied pour s'en aller faire quelques emplettes pour le ramadan. Ils nous rassurent que la route est “globalement sûre”. Un vieux d'un certain âge, dévalant à pied la pente abrupte menant vers Texenna, nous regarde bizarrement, comme tous les villageois que nous croisons du reste et qui devaient tous se dire : “Mais où vont-ils comme ça, ces cocos ?” Méfiance de part et d'autre, donc. Pas évident d'inspirer confiance dans des lieux aussi chargés de pus, de tumulte, d'abus (d'obus) en tout genre. Rasséréné, le vieux peste contre les profiteurs du ramadan : “Déjà la viande a grimpé à 500 DA ! Nous suons nos tripes pour joindre les deux bouts. La vie dans la montagne devient invivable !” Et l'agriculture, interrogeons-nous naïvement ? “Kach ma b'qat f'laha ? Rien ne pousse par ici, à part les oliviers et le liège, et quelques jardins que nous peinons à irriguer, tant l'eau fait défaut.” De fait, nous croiserons un peu plus loin une légion de mioches traînant des jerricans ou des bidons hissés sur des brouettes, et allant chercher l'eau dans des sources éloignées et presque à sec. Dans les localités entourant Jijel, l'eau s'achète. C'est 10 DA le bidon de 10 litres. Pour notre vieux, la misère dans les mechtas a décuplé. “Eddoula qatlatna, l'Etat nous a tués !”, fulmine-t-il, avant de rectifier le tir : “L'AIS est la cause de tous nos malheurs. Ils ne nous ont attiré que des ennuis. Ils ont amassé du fric par sacs entiers (darou edraham bechkara) et nous ont livrés à notre sort.” En décodé, et comme nous le confirmeront les témoignages recueillis ultérieurement, les habitants des mechtas entourant les maquis islamistes estiment qu'ils ont payé fort cette proximité fatale. Les descentes des militaires après chaque opération terroriste rendent compte aujourd'hui encore de la brutalité et de l'absurdité de ce cercle de représailles dans lequel ils se sont vu malgré eux enfermés, accusés en bloc d'avoir servi de relais aux hommes de Mezrag et à ses successeurs du GIA. C'est un fait avéré que Madani Mezrag, s'il a choisi les monts de Béni-Khettab pour y installer ses quartiers, c'est, avant tout, pour les attaches tribales qui le lient à ses cousins du djebel, et qui devaient lui assurer, pensait-il, un soutien certain en matière de ravitaillement et de logistique. D'ailleurs, du haut du mont Béni-Khettab, on peut voir son village d'origine, enfoncé au fond de ravins sauvages à la lisière d'un oued. “Voici le village de Mezrag. Il s'appelle Messif”, nous dit un habitant rencontré à Draâ Eddissa. Pour les militaires, les villageois sont complices donc de facto. Ironie du sort : ceux qui ont levé les armes contre l'Etat ont été absous de leurs crimes avec les honneurs. Les habitants des mechtas, eux, ont payé de leur vie, de leurs terres, de leur honneur, de leurs maisons, au temps du “djihad”. Une fois que les guérilleros enturbannés ont décampé, le pouvoir les a livrés à leur sort, et plus personne ne se soucie d'eux. Fodhil, l'instituteur kamikaze Draâ Eddissa. Nous sommes exactement à 6 kilomètres de Texenna, en plein maquis. En septembre 1999, Larbi Mezrag, frère de l'ex-“émir” national de l'AIS, nous avait reçus dans ces mêmes baraques : un château d'eau, quelques maisons en dur, la plupart délabrées ou détruites, toujours cette bicoque en brique inachevée, et puis une école primaire. Une magnifique forêt de chênes-lièges entoure le hameau. Nous nous souvenons que cette forêt était infestée de sentinelles en kalachnikov et tenue afghane qui montaient la garde, talkie-walkie à la main. Plus rien de tel aujourd'hui. Ni sentinelle, ni barbe et treillis-qamis, ni para, pas même un garde communal. Le douar est nu au sens propre du mot. Quelques grappes de villageois continuent à y végéter dans des conditions surhumaines. Virée à l'école primaire, baptisée école des Frères-Rouibah. Le directeur de l'école, en blouse blanche, est méfiant au départ. Il y a de quoi, il faut le dire. “Que viendraient faire des reporters dans ce coin perdu ?”, devait-il se demander. En 1999, c'était dans l'air du temps. La reddition de l'AIS alimentait la chronique sur des semaines entières. Mais cela fait un lustre que plus personne ne se pose de questions sur ce maquis qui doit sa notoriété aux “événements”. Le directeur parle enfin. “Il y a en tout et pour tout 25 élèves dans l'école. Ils sont encadrés par quatre instituteurs”, affirme-t-il. Oui, c'est bien cela : 25 élèves. Ils sont issus des mechtas avoisinantes. La plupart font plusieurs kilomètres à pied, parfois sous la neige, pour venir à l'école. Mal nourris. Mal habillés. Livrés aux rigueurs d'un hiver particulièrement féroce. D'ailleurs, chemin faisant, nous avons croisé pas mal de potaches usant leurs semelles entre l'école et la maison. “Comment faites-vous quand il pleut ?”, interrogeons-nous un petit garçon en classe de 4e année élémentaire. “C'est simple. Je reste à la maison”, répond-il. Oui. C'est sans doute plus simple. Et comme là-haut il pleut sept ou huit mois sur douze, bonjour l'école domestique !0 Fodhil Yessâad, la quarantaine entamée, a près de 20 ans dans l'enseignement. Cet instituteur dévoué et courageux — comme ses trois autres collègues — travaille à l'école de Draâ Eddissa depuis quatre ans. Il habite deux kilomètres plus loin, dans le village de Melhout (ou Oum El-Hout), là-même où Madani Mezrag logeait du temps du “jeych islami”. “Nous avons peut-être remporté la bataille contre le terrorisme, mais beaucoup reste à faire. La volonté est là mais nous manquons cruellement de moyens pédagogiques”, se plaint-il. Le maître d'école arbore fièrement quelques cahiers de ses élèves pris au hasard. Nous serons particulièrement étonnés par leur niveau. Les cahiers sont remarquablement tenus et la calligraphie de certains rend caducs tous nos préjugés. Sur le tableau, en craie blanche, analyse de texte pour une classe de 6e année. Au menu : “Ali Baba dans la forêt.” On est en situation. Les élèves manquent de beaucoup de choses, mais l'urgence est au transport scolaire. Le directeur lui-même fait chaque jour toute une trotte pour venir, lui qui habite dans une localité éloignée. “Chaque jour que Dieu fait, on galère pour se pointer à l'école. On vient dans des 4x4 bâchées, entassés comme des bêtes. Il m'arrive souvent de descendre à Texenna à pied”, dit-il. Les élèves ont également besoin d'une cantine. Cela tient du luxe pour un établissement qui revient de loin. Dès le début des “hostilités”, il fera les frais de la guérilla islamiste. Les terroristes le mettent à sac. Les séquelles en sont encore “fumantes”. Un pavillon entier de l'école est saccagé. Les murs sont recouverts de graffitis belliqueux où alternent slogans militaristes et tags djihadistes. Après le départ de l'AIS, l'APC a refait le mur de clôture. Sans plus. Fodhil et ses collègues méritent une médaille. Travailler dans des conditions aussi extrêmes pour un salaire de misère, il faut le faire. Et pour seulement 25 élèves. Ceux-ci sont répartis par petits groupes dans des classes froides qui ne comptent que quelques tables de fortune. Impressionnant, nous qui sommes habitués à des classes de 40 élèves minimum.(à suivre...) M. B.