Les chevillards ne sont pas près de lâcher leur célèbre infrastructure, encore moins la brader pour un lieu d'abattage sans commodités ni hygiène. Visage livide, mine défaite, allure voûtée, Mohamed, la trentaine révolue, montre déjà, en ce début de journée du jeudi, les signes d'une lassitude cumulée de plusieurs jours. Vêtu d'un tee-shirt et d'un jean encrassés par l'imposante couleur rougeâtre du sang, il s'affaire à sortir les carcasses des bêtes à l'aide du système de rails accrochés au plafond du lieu d'abattage, situé à quelques encablures du centre-ville d'El-Harrach. Avec cette tenue de travail quotidienne, maculée de sang des diverses bêtes sacrifiées et manipulées il y a à peine quelques heures, il pousse la marchandise, réservée d'ores et déjà à un client, vers l'extérieur. Au sortir de cette salle d'abattage, une partie d'un bovin touche le sol sur une longue distance avant d'être soulevée et introduite par ce jeune homme, sans la moindre protection, dans une camionnette frigorifique ! Cette image partagée par des regards apathiques renseigne clairement sur l'état insalubre de cet endroit fréquenté par des chevillards et autres bouchers venus de différentes communes. À quelques mètres de l'entrée, l'odeur exécrable du sang qu'exhale cette tuerie se veut un avant-goût de ce qui s'y trame à l'intérieur. Ici, la seule règle respectée est… le non-respect des règles d'hygiène. Il est 8 heures tapantes, une fois dedans, l'on est frappé par les gigantesques et interminables mares de sang coagulé des béliers et bœufs égorgés. Cet espace réduit qui ne désemplit jamais est phagocyté par une désorganisation totale. Egorgement, lavage de carcasses, nettoyage des abats, contrôle sanitaire, discussions et négociations entre opérateurs, la vente… ici, toutes les activités liées à l'abattage se font concuremment. Dans cette tuerie “clandestine”, est-on tenté de dire, aucune norme n'est à signaler. Pis, le danger de santé publique est permanent. Des dizaines de dépouilles encore pubescentes, agencées, jonchent le parterre sanguinolent de ce cruel endroit. Tuerie d'El-Harrach : une ambiance macabre ! Les corps inanimés de ces moutons viennent de subir la sentence de leur bourreau sous le regard médusé et non moins apeuré d'autres béliers qui, attroupés en face, assistent impuissants à cette scène funeste, attendant leur tour et sentant l'ultime moment de leur vie arrivé ! Le tueur de ces animaux lime sans état d'âme et sans répit son couteau, celui-là même avec lequel il a égorgé de nombreuses bêtes tôt le matin. C'est un agissement inhumain, immoral, voire indigne dans un pays musulman où le rite du sacrifice est bafoué. Aucune raison, aucune circonstance ne peut justifier un tel acte. Ni l'exiguïté de cet espace ni le nombre de bêtes à égorger ne peuvent innocenter les responsables en charge de ce lieu lugubre. C'est à cette ambiance macabre d'ailleurs que sont invités les chevillards d'Alger pour exercer leur métier. Eux, qui depuis la nuit des temps, ont fait leurs preuves dans les abattoirs du Ruisseau, sont sommés désormais par les services de la wilaya de quitter les lieux et de rejoindre la tuerie d'El-Harrach juste après la fête de l'Aïd. Nous quittons cet environnement mortuaire à destination du Ruisseau. Edifiés en 1920, ces abattoirs de renommée nationale seront fermés puis détruits et le terrain, d'une superficie de près de 5 hectares, abritera les nouveaux locaux de l'Assemblée et du Sénat. Avec la destruction de cette vaste infrastructure, c'est tout un pan de l'histoire de l'Algérie qui disparaîtra. L'Association des chevillards d'Alger, affiliée à l'Union générale des commerçants algériens (Ugcaa), tire la sonnette d'alarme quant aux conséquences néfastes de cette fermeture. Pour les chevillards, l'impact sera dramatique. Des postes d'emploi seront de ce fait supprimés et des métiers tels que le berger, les traiteurs de triperie et de boyaux, les marchands d'abats, les collecteurs de peaux disparaîtront. Quel sera l'avenir pour les quelque 1 200 opérateurs en activité si leur lieu de travail est fermé ? La tuerie d'El-Harrach pourra-t-elle accueillir autant de monde ? “Les abattoirs de Ruisseau demeurent l'unique infrastructure qui accomplit un tant soit peu sa fonction en conformité avec les normes et conditions d'abattage et d'hygiène fixées par la réglementation en vigueur”, explique Mohamed Tahar Ramram, président de l'association. Abattoirs du Ruisseau : une organisation vieille de 90 ans Cet établissement joue, selon lui, son rôle de marché de gros de viandes rouges et en assure une régulation. Ici, une organisation classique mais qui s'avère efficace se fait sentir. Les traditions d'il y a 90 ans sont toujours d'actualité. La réception des animaux se fait dans des aires de stabulation adéquate et la localisation de l'abattage du bétail permet de garantir l'hygiène suivant le principe de la marche en avant et assure la salubrité des viandes. Ce qui évitera au consommateur tout risque à même de nuire à sa santé. L'abattage s'effectue tous les jours de 20 heures à 4 heures du matin. Après nettoyage, aux environs de 6 heures, c'est au tour de l'inspection vétérinaire d'accomplir sa mission de contrôle sanitaire. La vente commence à 7 heures. Dans cette grande unité, l'on dénombre 12 chambres froides qui garantissent un ressuage postmortem aux normes et empêchent toute altération du produit. Celle-ci risque de provoquer une toxico-infection alimentaire qui entraînerait la mort des consommateurs les plus vulnérables tels que les enfants et les personnes âgées. Les carcasses restent au moins 48 heures sous une température de 2° à 4° C avant leur commercialisation. “Le maintien des abattoirs de Ruisseau offre une traçabilité du produit notamment pour l'approvisionnement en viandes rouges des institutions nationales et de souveraineté à l'image de la Présidence, l'Anp, la Sûreté nationale, Assemblée nationale, catering Air Algérie…”, souligne le président de l'association. Rencontrés sur les lieux, chevillards et bouchers menacent d'abandonner leur métier si les autorités locales persistent dans leur décision. Pour eux, El-Harrach ou Rouiba ou toute autre tuerie ne constituent pas une solution à leur épineux problème. Ils ne sont pas contre l'édification du futur siège du Parlement mais ils ne demandent que de les orienter vers un abattoir où les conditions pour exercer leur métier s'y prêtent. Il aurait été plus judicieux de maintenir cette infrastructure en attendant la construction d'un abattoir moderne et aux normes internationales requises en la matière. Le projet de la wilaya peut ainsi être reporté le temps que le nouvel abattoir ne soit réalisé. Ce n'est pas la faute aux chevillards si le projet de l'abattoir de Birtouta a pris 5 années de retard. Une chose est certaine, il n'y a pas d'urgence à signaler en cas de report d'autant plus que les parlementaires sont bien installés dans… leurs deux Chambres. Reste à savoir à présent, si c'est réellement la présidence de l'Apn qui presse les services de la wilaya pour accélérer les travaux de réalisation de ce projet ou c'est la wilaya qui convoite l'actuel siège de l'APN pour en faire ses propres locaux… B. K.