Le procès du directeur général de la télévision privée tunisienne Nessma s'est ouvert jeudi à Tunis avant d'être reporté à janvier 2012. L'affaire concerne la diffusion par la chaîne, le 7 octobre dernier, du film animé franco-iranien Persepolis comportant une séquence où apparaissait Dieu sous les traits d'un vénérable vieillard, ce type de représentation étant banni dans l'islam rigoriste. C'est une association composée en majorité d'avocats islamistes qui a porté l'affaire devant la justice, bien que le directeur général de Nessma ait présenté des excuses publiques pour ce qui n'aura été qu'un manque de vigilance au niveau des services de programmation de la chaîne. L'affaire avait alors déchaîné les passions islamistes et provoqué une vague de violences, alors même que la Tunisie se préparait à la première élection libre de son histoire. Quelque trois cents extrémistes avaient tenté d'attaquer le siège de la télévision le 9 octobre et, quelques jours plus tard, le 14, une centaine d'individus s'est attaquée à la résidence de son directeur général qu'ils ont partiellement incendiée à coups de cocktails Molotov. Tous les regards s'étaient alors tournés vers le mouvement islamiste Ennahda, favori du scrutin du 23 octobre. Ses responsables se sont démarqués de la violence attribuée à des groupes salafistes, mais n'en ont pas moins condamné la diffusion du film incriminé. Jeudi, une foule nombreuse s'est rassemblée à l'ouverture de l'audience. On y trouvait pêle-mêle les salariés de Nessma dont le patron risque trois mois de prison ferme, des soutiens divers, mais aussi de nombreuses personnes proches de la partie civile. Des altercations entre l'accusation et la défense ont éclaté au cours de l'audience, alors qu'à l'extérieur de la salle les débats étaient vifs avec, comme seul vrai sujet, la liberté d'expression. à son arrivée au tribunal, entouré de gardes du corps, l'accusé a déclaré qu'il ressentait “une immense tristesse parce que les gens qui ont voulu détruire la chaîne sont libres”, alors que lui est au banc des accusés pour avoir “diffusé un film”. De son côté, l'éditorialiste vedette Sofiane Ben Hamida a estimé que “nous assistons à un procès d'opinion qui nous rappelle la période de l'inquisition”, avant de dénoncer “une instrumentalisation honteuse du sentiment religieux du peuple tunisien à des fins politiques”. Depuis l'éclatement de cette affaire, symptomatique de ce que l'islamisme —aussi modéré soit-il — est incompatible avec les libertés, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et la nouvelle carte politique de la Tunisie s'est dessinée à la faveur de la victoire électorale du mouvement Ennahda, qui a remporté 89 sièges de la future Assemblée constituante sur les 217 mis en jeu. Certes, le mouvement islamiste n'a pas encore constitué son gouvernement. Mais son empreinte est déjà très forte sur la scène politique et sur la société tunisienne, au grand dam de tous ceux qui se sont élevés, au risque de leur vie, pour faire chuter la dictature de Ben Ali. En ce sens, le procès intenté au directeur général de Nessma sonne comme un avant-goût d'un pouvoir islamiste annoncé, qui ne pourra s'accommoder ni de la liberté de conscience ni de la liberté d'expression. Bien sûr, les nouveaux maîtres de Tunis s'en défendent pour faire bonne figure devant les opinions et les dirigeants occidentaux. Ils répètent à qui veut l'entendre que la violence et l'intégrisme sont le fait de groupes salafistes sans aucun lien avec leur mouvement. C'est organiquement vrai. Mais en réalité, les deux constituent les deux faces d'une même médaille. Les violences salafistes, qui bénéficient étrangement de la mansuétude de la justice, ne font que mettre mieux en évidence la pseudo-modération des adeptes de Ghannouchi. Il suffit de faire ce constat implacable pour s'en convaincre : si, à travers le monde, un seul pouvoir islamiste ou islamisant s'était fait remarquer pour avoir été le champion de la promotion des libertés, cela se saurait. M. A. Boumendil