Vincent Glad, étudiant à l'Ecole des hautes études en sciences sociales en France, anime depuis quelque temps un blog intitulé “les Internets”, hébergé par la très sérieuse et instructive plateforme culturesvisuelles.com, “média social d'enseignement et de recherche”, où l'on trouve des dizaines de contributeurs qui dissèquent et analysent les médias sous toutes leurs formes. Dans un billet publié le 27 octobre, intitulé “Internet n'existe pas”, dont nous vous présentons ici de larges extraits, Vincent Glad revient sur les notions de bases autour d'Internet(s) et comment elles ont évolué. Rendons d'abord hommage à l'inventeur de la formule “Les Internets” qui donne le nom à ce blog (culturevisuelle.org/lesinternets), George W. Bush. L'ancien président des Etats-Unis l'a utilisée à deux reprises, dont la plus mémorable reste cette phrase prononcée pendant un débat avant la présidentielle 2004 : “I hear there's rumors on the, uh, Internets.” La phrase est par la suite devenue un “mème” (concept retransmis), devenant le symbole de la méconnaissance d'Internet. Pourtant elle traduit une réalité plus convaincante que le terme “l'Internet” quand il est utilisé pour décrire non une technologie mais un espace public. Internet, en tant qu'entité culturelle cohérente, n'existe pas ou du moins n'existe plus. Il n'y a pas d'Internet, il n'y a, à la rigueur, que des Internets. Alors qu'entend-on aujourd'hui par “Internet” quand on utilise ce mot ? Internet est une double synecdoque, tantôt généralisante (on dit “Internet” mais on ne veut parler que des publications du web 2.0 : blogs, tweets, commentaires), tantôt particularisante (on dit “Internet” mais on parle, souvent sans le savoir, de l'opinion publique). Internet, ancienne extra-territorialité, est revenu dans l'espace public, et tend de plus en plus à se confondre avec celui-ci, à mesure que les outils de publication se démocratisent. Dire qu'Internet renvoie un stimulus fondamentalement différent de la vraie vie est une illusion, même s'il perdure un héritage de cette culture web d'origine. On a vu comment la médiatisation des réactions du public peut donner une fausse impression d'une réception plus négative que dans la “vraie vie”. De telle sorte qu'il est absurde de dire, comme l'avait fait Denis Olivennes, qu'Internet est le “tout-à l'égoût de la démocratie”. C'est une mise en visibilité de la démocratie. À la télévision ou à la radio, de plus en plus d'émissions ont leur chronique “Internet” consacrée à “ce qui buzze sur Internet”. Il faut remarquer, qu'à chaque fois, les sujets traités sont très différents de ceux qui font la une des médias traditionnels. Cette rubrique internet, qui semble s'imposer d'elle-même, repose sur un impensé : quel est le sens d'un “buzz” sur le web ? Est-ce le bruit diffus venu d'une autre contrée médiatisée par des avatars de “Laura du web” (donc Internet existe) ? Ou est-ce un agenda médiatique différent dessiné par le public (donc Internet n'existe pas, ce n'est qu'une technique de démocratisation de la publication) ? Les sujets qui font le “buzz” sur Internet selon ces chroniques ne sont pas ceux qui font réellement le “buzz” mais ceux qui font le “buzz” et dont les médias traditionnels ne s'emparent pas ou peu. Par exemple, la crise de l'euro ne fera pas le “buzz”, alors qu'elle sera au centre de nombreuses discussions sur Internet. Mais une vidéo d'une petite Chinoise qui se fait écraser par une camionnette sera considérée comme une actualité de premier choix dans l'agenda médiatique d'Internet. Rôle démocratique En Chine, le “buzz” a un vrai rôle démocratique dans un univers médiatique censuré qui ne s'autorise la critique contre le pouvoir que quand le bruit venu de la blogosphère, représentation visible de l'opinion publique, devient trop fort et naturalise l'actualité. En France, la perspective est complètement différente. Ce qui fait le “buzz” sur Internet… donne un pouvoir très fort à une poignée de représentants de l'oligarchie du web, blogueurs ou “twittos” influents, un monde très parisien, très connecté, très jeune, constitué de nombreux journalistes, plutôt à gauche. Bref, un monde qui n'est en rien représentatif du public. Espace public traversé de contradictions Cet Internet, qui est naturalisé dans les chroniques “buzz” n'est qu'une partie d'Internet. L'espace public n'est pas cohérent, il est traversé de contradictions, Internet aussi. La métrique (ex : le nombre de vues sur YouTube), parfois utilisée pour justifier le “buzz”, ne peut que retranscrire partiellement la réalité d'un média atomisé entre de très nombreux champs de conversation. L'Internet fantasmé par les chroniques “buzz” n'est que la symétrie des industries culturelles sur les réseaux à travers la mise en place d'une visibilité avancée d'une minorité, la construction d'une contradiction factice (la petite Chinoise écrasée contre la crise de l'euro, le clic contre le sérieux des J.T.) au sein même de l'appareil médiatique. Il n'existe pas de chronique “manifestations et indignations” dans les médias, pourquoi existe-t-il des chroniques “buzz” qui s'attachent de la même manière à tenter de déceler une visibilité dans l'espace public ? Comme souvent, c'est dans le “LOL” qu'on trouve la manifestation de cette absurdité de définir un “Internet”. La page de fin de l'Internet, symbole ironique de l'impossibilité d'une totalisation de l'Internet, est devenue un “mème”. On ne peut pas mettre Internet en boîte, déterminer ses contours, prétendre le représenter. C'est ce qu'a bien compris la série The IT Crowd : “This is THE INTERNET.” Pour paraphraser Bourdieu dans la conclusion de L'opinion publique n'existe pas, j'ai bien voulu dire qu'Internet n'existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. Y.H. avec V.G.