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BAYA MAHIEDDINE
Un destin hors norme
Publié dans Liberté le 17 - 12 - 2011

Décédée il y a 13 ans, elle aurait eu, en ce mois de décembre 2011, 80 ans. Cette artiste peintre, qui s'est fait connaître grâce à sa sensibilité artistique, est à elle seule une école. Son style, le naïf, a marqué le monde des arts plastiques en Algérie. L'on ne peut rester insensible à ses tableaux. D'ailleurs, beaucoup de plasticiens s'en sont inspirés. Treize ans après sa disparition, Baya Mahieddine est considérée comme une icône de la peinture algérienne. Une figure majeure de l'art contemporain. Elle était une magicienne de l'arabesque. Son œuvre a été célébrée par des plumes internationales de la littérature et de la presse, des grands noms de la peinture et de la sculpture (Picasso, André Breton, Jean Sénac, Rachid Boudjedra, Paul Balta, Jean de Maisonseul, Tahar Djaout, Assia Djebbar, Henri Kréa, Edmonde Charles-Roux, Braque, Khadda…).
Châle ou écharpe sur la tête, mules simples aux pieds, longue robe, la frêle et droite silhouette se glisse dans une des venelles commerçantes de Blida et se fond dans la cohue, un panier à la main.
Un sourire, un bonjour presque inaudible, elle s'arrête devant un étal de légumes frais comme toutes les autres ménagères, les mères de famille qui, chaque matin, sont au rendez-vous dans cette ruelle (celle des Couloughlis) appelée “souk”. On la reconnaît, on l'embrasse avec respect. Elle sourit presque gênée. Avec une douceur angélique.
C'est Baya…, l'icône de la peinture algérienne, figure majeure de l'art contemporain algérien, la magicienne de l'arabesque, Baya la fée, découverte et célébrée par des plumes internationales de la littérature et de la presse, des grands noms de la peinture et de la sculpture (Picasso, André Breton, Jean Sénac, Rachid Boudjedra, Paul Balta, Jean de Maisonseul, Tahar Djaout, Assia Djebbar, Henri Kréa, Edmonde Charles-Roux, Braque, Khadda…), admirée, reconnue et adoptée par le milieu surréaliste : André Breton, qui préface le catalogue de l'exposition dans la galerie Maeght, en 1947, séduit, conclut par ces mots : “Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : l'Arabie heureuse. Baya, qui tient et ranime le rameau d'or.” Elle n'a, alors, que seize ans…
Les gouaches qu'elle expose dans la précieuse galerie de Paris émurent Pélégri, Breton, Picasso, Matisse… et bien d'autres adeptes illustres de l'art magique. Les apôtres de l'art brut la reconnurent comme une des leurs — une salle, du reste, lui est consacrée au Musée d'art brut de Lausanne.
Elle enchantera Edmonde Charleroux, rencontrera Braque, côtoiera Picasso qu'elle émerveillera, à 17 ans, avec ses terres cuites à Vallauris où lui-même exposait. Elle participera à de multiples expositions collectives en Algérie, au Maghreb, dans le monde arabe, en Europe, au Japon, à Cuba, aux USA…
Ses œuvres figurent dans des musées célèbres.
Un destin hors norme. Une célébrité. Non pas comme on l'entend d'ordinaire avec des bruits, du bruit et des lumières — ce qu'on appelle “feux de la rampe”…
Une femme simple
C'est une femme douce, simple et silencieuse. Elle parle peu. Son regard est profond. Une énigme.
Elle ne s'attarde pas sur les mots, les descriptions qui pouvaient entourer, célébrer sa grandeur.
Honorée par le président Mitterrand, elle dit à son fils qui la pressait de questions : “estaqqablouna mlih !” (on nous a bien reçus). “Nous” pour “m'”. Idem pour sa distinction des mains du président Chadli Bendjedid.
“La maison ne désemplissait pas de son vivant, se souvient, le regard lointain, son fils Othmane, le plus jeune de ses enfants, 41 ans, énarque, fonctionnaire à la wilaya de Blida. Ministres, ambassadeurs, hautes personnalités algériennes et étrangères du monde de l'art, associations, écoles, particuliers… elle recevait de la même manière les gens simples comme les autres qui arrivaient escortés. Avec le sourire toujours.
Et elle vouait la même considération au boucher comme au diplomate, à la présidente de l'Unesco et au célèbre galeriste…
à l'étranger, de l'honneur qui lui était témoigné, elle retenait seulement celui qui, par ricochet, était fait à son pays. Son bonheur était là.”
Ni les ponts d'or offerts à l'étranger ni la proposition française de l'expatrier et lui assurer biens et protection durant la décennie noire ne l'avaient fait fléchir. Les différentes offres étaient déclinées poliment par elle.
“Elle a traversé la vie avec une sérénité naturelle. Jamais une plainte, un soupir, un signe de fatigue à faire ressentir à son entourage. Levée à l'aube, elle était la dernière couchée à la maison.”
L'artiste était aussi une mère attentive, dévouée et une épouse accomplie. Elle faisait tout, selon ce même fils, “entièrement, méticuleusement et sans bruit : cuisine, pâtisserie, peinture sur satin, décoration de l'intérieur, entretien de la maison et du jardin, tout comme notre éducation. Une fée.
Jamais un cri, une remarque désobligeante… Nous avons évolué dans la douceur et la confiance avec un héritage de valeurs simples puisées dans notre religion. Elle a veillé à ce que nous fassions la prière dès l'âge de sept ans”. Baya accomplira deux pèlerinages à La Mecque, à l'âge de 41 et de 42 ans avec son époux, l'artiste blidéen célèbre de musique andalouse, el hadj El-Mahfoudh Mahieddine.
Sa maison : un havre de paix
L'entrée de la maison située au cœur même de Blida n'indique rien d'une demeure célèbre. Elle aura, pourtant, accueilli des célébrités et autres personnalités éminentes dont celles du culte.
En 1947 déjà, Baya se tient aux côtés du recteur de la mosquée de Paris S.E. Si Kaddour Ben Ghabrit. Un signe. L'enfant, recueillie par une Française qui l'adopte, au début comme domestique, mais très vite comme sa propre fille, aura pour tuteur un cadi, lui-même apparenté à un imam.
Sa vie sera guidée par les préceptes de l'islam — un code de bonne conduite qu'elle transmettra à ses enfants.
L'entrée laisse entrevoir un havre de paix sur fond de choses simples, sans prétention, sans artifice : de la verdure poussant librement — vigne vierge, treille, oranger, citronnier, hortensias, rosiers, chiendent, aussi… et un sol recouvert de petits carreaux de faïence ancienne colorée. Pas de clinquant. Le décor est à l'ancienne et le silence règne en maître.
C'est la tradition de la maison
Baya posait, là, son chevalet et restait de longues heures à créer des univers, accueillir son monde intérieur, lovée sur son enfance : un paradis aux couleurs vives et chatoyantes, de fleurs, de poissons, papillons, fruits, rivières, fait de fraîcheur, de gaieté, d'harmonie, de luxe et d'abondance…
Rien ne vient y rappeler la tristesse de la petite orpheline de père, à cinq ans, et de mère, à sept, dont elle gardera toute sa vie l'image gisante.
De l'expression de ses œuvres, Baya ne dira rien ou si peu de choses, même à ses propres enfants. La présence récurrente de la femme — la mère — parée, colorée, heureuse semble hanter celle qui en a été frustrée.
Cet amour qui lui a manqué, Baya en a comblé sa famille. “La relation entre mes parents, poursuit Othmane, était harmonieuse. Il y avait entre eux amour, respect mutuel et compréhension. Ils n'avaient pas besoin de paroles pour se comprendre. Elle écoutait et respectait mon père, ses amis, ses nombreux visiteurs, à l'image des regrettés Dahmane Benachour, hadj Medjbeur, hadj M'hamed El Anka… Hadj Benzekri, alors directeur de la médersa d'Alger, venait souvent passer le week-end à la maison… il arrivait d'Alger en train.”
Fidèle à la tradition
à l'approche du ramadhan, comme le veut la tradition, elle tenait à accueillir le mois sacré dans la propreté et la nouveauté. Elle achetait de la vaisselle neuve, procédait au grand dépoussiérage et nettoyage de la maison, changeait rideaux, tentures…, préparait des conserves…
Les tâches matérielles n'entravaient en rien son inspiration féconde.
Jamais incommodée, à l'étranger, devant les fracs et longues robes signées de grands couturiers, elle restait “elle-même”, dans sa tenue décente, sobre et clean, son long foulard blanc immaculé ou son écharpe de dame âgée sur les cheveux. Digne.
Surprenante, elle n'en était que plus respectée et aimée, dégageant une aura de sainte femme dans le monde occidental conquis.
En paix avec elle-même, ordonnée — comme ne le sont pas les artistes —, le geste mesuré et délicat, la “douce Baya”, l'ingénue au “regard-fleur” et à “l'élégance morale et physique”, la femme aux innombrables amis de couches sociales différentes n'était pas une artiste “torturée”.
La petite fille triste et solitaire qui n'a connu ni l'école (sa mère adoptive lui apprendra, tout de même, à lire et à écrire) ni l'enfance avec ses jeux, ses poupées de chiffon que les petites Algériennes confectionnaient avec deux tiges de roseaux, a habillé et paré somptueusement des princesses.
Elles porteront les couleurs des coffres traditionnels et des mules en bois (qabqab) de l'époque, celles des pépinières où elle se rendait avec sa grand-mère, à l'aube, celles, enfin, des senteurs de la ville des Roses et d'un bonheur placentaire retrouvé : celui qu'elle a construit avec tant d'amour, de lumière et de formes.
Dernier tableau inachevé. Ultime touche : une main levée — signe d'adieu (aucun de ses tableaux n'avait encore porté ce signe).
La reine majestueuse tire sa révérence.
Baya Mahieddine — Fatma Haddad, de son nom véritable — s'en ira trois jours plus tard, le 9 novembre 1998, sur la pointe des pieds.
F. S.


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