Introduction Dans cette proposition, je souhaiterais partager quelques éléments de réflexion sur le changement, devenu le thème par excellence dans les conversations, colloques et projets politiques et tenter de le clarifier en me basant sur l'approche système. Celle-ci me semble indispensable pour approfondir le sujet et construire une approche critique et intégratrice qui faciliterait l'émergence d'un nouveau modèle de gouvernance. Changement : de quoi parle-t-on ? Le mot changement n'a jamais été autant galvaudé à tous les niveaux et dans tous les domaines : au niveau des organisations, des pays et au niveau international (pour un monde meilleur, un nouvel ordre mondial) : La globalisation a eu des effets majeurs sur les relations entre les pays, d'une part sur le fonctionnement des économies et des organisations ; d'autre part elle a forcé les pays et les organisations à des changements drastiques, souvent douloureux : restructurations, délocalisations, ré-engineering… L'objectif affiché était à la fois de s'adapter aux bouleversements provoqués par les changements au niveau technologique, économique et environnemental et d'améliorer la performance et les conditions de vie des gens. Lorsqu'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que malgré certains changements indéniables qui ont affecté le monde et notre vie, les nouvelles technologies ont, à ce titre, joue un rôle majeur, malgré cela — ou à cause de cela — les problèmes de fond n'ont pas vraiment disparu ; dans beaucoup de cas, la situation a même empiré : crises économiques à répétition, licenciements massifs, délocalisations, inégalités croissantes à l'intérieur des pays et entre les pays, environnement dangereusement dégradé et, surtout, détérioration grave des conditions de vie des gens : le moral en chute libre, stress dramatique et corollaire sur la santé physique et mentale des gens : consommation en croissance exponentielle de médicaux, antidépresseurs, suicides, harraga… Ainsi malgré la rhétorique sur le changement et les lendemains qui chantent, on est encore à se demander où sont les effets bénéfiques de tous ces changements et sacrifices que les gens ont accepté de consentir ? Changement : entre la nécessité, la rhétorique et la réalité Beaucoup de spécialistes aujourd'hui s'accordent à dire que la situation est encore pire, comme le montrent les sondages fréquemment publiés et, fait plus grave, le nombre de suicides au travail survenus dans des entreprises réputées prestigieuses sur le plan social comme France Télécom, Renault… a dangereusement augmenté. Pourquoi les changements proclamés n'ont-il pas eu l'effet escompté ? En essayant d'y répondre, et en allant au-delà de la cosmétique du changement et des effets de mode affichés dans les innombrables salons, colloques et séminaires, où on a eu droit à beaucoup de vent sur le développement durable, la qualité totale, les restructurations, l'environnement et les énergies nouvelles, une vie meilleure, on ne peut ne pas s'interroger sur la réalité des changements proposés. S'agit-il de changement ou de simples ajustements, réformettes pour sauver le système qui est à l'origine des multiples problèmes souvent bien identifiés, par ailleurs ? Le changement comme rupture Pour que cela change, c'est-à-dire pour ouvrir la voie à des améliorations substantielles, il faut rompre avec le modèle de développement dominant et son fondement intellectuel et moral : le modèle rationnel mécaniste et la pensée linéaire qui domine depuis le siècle dernier. En effet, les 19e et 20e siècles ont vu la victoire du modèle de développement industriel et son corollaire, le développement matériel individuel. Il consacre la victoire du modèle industriel construit sur la pensée rationnelle : approche mécaniste de la science qui résoudrait tous les problèmes et répondrait à toutes les questions, maîtrise de la nature dorénavant mise au service des besoins illimités de l'homme occidental, qui affiche ainsi sa puissance absolue. Le progrès technique serait le préalable et la condition du progrès social. Tout ce qui n'est pas rationnel devient suspect, irrationnel et exclu. De là, tout ce qui n'est pas occidental, seul être rationnel, est barbare et susceptible de devenir un obstacle : soit le civiliser ou l'éliminer. Hélas, toutes les guerres des 19e et 20e siècles illustrent cette approche, qui allait devenir quasi universelle pour se concrétiser par des stratégies de développement orientées sur la supériorité du développement matériel et l'individualisme au niveau national, et parallèlement des rapports de domination au niveau international. C'est ce même modèle qui continue à régir les relations et les économies, malgré les fissures de toutes parts et les contestations profondes venant du cœur même du système. Le consensus pour préserver le modèle reste plus grand que la volonté et le désir de changer. Ce modèle s'est imposé dans pratiquement tous les pays. Les pays sous-développés ont hérité de ce modèle et en sont restés prisonniers, d'autant plus que des régimes dictatoriaux, qui ont succédé aux anciens empires coloniaux, n'ont jamais été porteurs d'une alternative sérieuse quelconque. Cette supériorité économique et matérielle indéniable s'est traduite aussi par la défaite de la pensée et surtout la pensée critique, face à la vague consumériste caractérisée par des comportements moutonniers et la pensée unique. Quel changement ? L'impératif de changement mental et le cas algérien Les événements récents, tels le “printemps arabe”, ont donné plus d'actualité à la nécessité du changement et la possibilité de le traduire dans les faits. Certes, la chute des dictateurs les plus notoires, intimement liés aux régimes occidentaux, par ailleurs qui ont largement contribué à leur longévité, n'est pas négligeable. Mais est-ce le changement attendu pour que soit transformé le système à l'origine des problèmes de fond ? Les dictateurs ne sont-ils pas qu'un élément du système ? De nombreuses expériences montrent que la chute d'un dictateur ne signifie point la fin du système qui l'avait propulsé au somment des institutions. L'exemple de l'Algérie est tout à fait édifiant à ce titre : on a vu la chute de plusieurs dictateurs successivement (Ben Bella, Boumediene, Chadli) mais le système non démocratique est toujours en place, malgré les modifications superficielles qui lui ont été apportées. Produit et acteur du système vs agent de changement : peut-on changer le système de l'intérieur ? Comment un personnel produit du système peut-il devenir agent de changement et de transformation ? Le personnel politique encore au pouvoir aujourd'hui et détenant l'essentiel du pouvoir de décision est le produit du système mis en place depuis 1962. Ce système a vu sa naissance dès la mainmise d'un clan au sein du FLN qui a instauré l'opacité, le totalitarisme. Le FLN est rapidement devenu, dès 1954, un parti totalitaire fascisant : s'appuyant sur le prétexte de la guerre, il éliminait toute velléité démocratique en obligeant les partis à se diluer et disparaître, politiquement ou physiquement, à défaut de s'aligner, c'est-à-dire faire allégeance : le MTLD et la “crise berbériste”, Ferhat Abbas et l'UDMA, le PCA et Bachir Hadj Ali, Messali et le MNA, puis Boudiaf et le PRS, Aït Ahmed et le FFS... On peut continuer la liste aujourd'hui… La liquidation physique était instituée comme principale réponse à toute critique du monopole de la pensée et de la politique que le FLN et son bras armé, le clan d'Oujda, imposèrent par la violence : la liquidation de Abane Ramdane est l'acte fondateur du système actuel. Cette caractéristique, la violence, est l'essence même du système dont est porteur le personnel actuellement au pouvoir. La faillite d'un système et l'impératif de la rupture mentale L'Algérie, et à moindre degré le monde, patauge dans la crise et l'impasse. L'avenir, malgré l'optimisme plus ou moins fondé, ne paraît pas prometteur. Ces réformes conduiront-elles au changement souhaité ? Le personnel actuel et tous ceux qui lui ont prêté allégeance pour bénéficier des privilèges du prince ont-ils les capacités, voire la motivation d'insuffler ce changement tant attendu ? Peuvent-ils être porteurs du changement espéré ? On en saura davantage grâce aux expériences tunisienne, libyenne et égyptienne. Réformes, transformation, changement : ça change, oui bien sûr, mais pour que tout reste pareil Depuis 1999, combien de projets de changement ont été affichés, proclamés, voire réfléchis par des experts, des commissions, comme pour la justice, l'enseignement, l'administration ?… Que sont-ils devenus ? Ils auraient pu faire croire et donner l'impression que quelque chose était sur le point de changer : on en voit les résultats. Le délabrement continue. Tout laisse croire que les pseudo réformes ne sont que des moyens, des outils pour prolonger le même système. Le regretté guru de management, Peter Drucker, employait une expression qui s'applique très bien aux politiques en vigueur : il y a une différence, disait-il, entre “doing things right” (avec intention de réformer) et “doing the right thing” (intention de transformer) et il ajoutait : “the righter we do the wrong thing, the wronger we become”, c'est-à-dire qu'à force de vouloir sauver un système inefficace en croyant faire les bonnes choses pour y arriver, on aggrave le système car on l'installe dans la mauvaise voie. Plus on fait les plus mauvaises choses de la meilleure manière possible, plus on s'installe dans l'erreur, car aveuglé par la profusion des moyens pour sauver le système. Des réformes sont ainsi été annoncées et affichées, prêchées, pour faire perdurer un système : un projet de parité hommes-femmes, un autre projet de liberté de la presse, une commission de consultations politiques, projet d'agrément des partis politiques… Le système totalitaire est préservé. Des exemples multiples peuvent aisément illustrer cette confusion entretenue par les changements à la périphérie pour sauver un système, moribond, mais aux capacités nocives encore grandes : le nombre de policiers, gendarmes grassement payés ne fait que croître sans que la délinquance soit jugulée, voire réduite. Et pour cause : les violences, comportements délinquants ne peuvent cesser, car ils sont le produit du système qui privilégie le contrôle de la société à l'éducation qui aurait produit des citoyens, préparés pour le marché du travail et la vie en société. Un autre exemple permet de comprendre l'impasse de cette fuite en avant pour préserver le système : ce sont les réformes pour améliorer le système de santé : La mauvaise santé du système de santé est visible à l'œil nu et à travers certains critères simples : - Accueil des malades - Attente : temps et conditions. - Diagnostic : pertinence et efficacité. - Dialogue avec les médecins et paramédicaux. - Résultats : guérisons, satisfaction des patients… Tout montre l'impasse de ce système et l'engrenage des dépenses non productives dans lequel l'installent les réformes décidées : - Excès de chirurgie. - Diagnostics erronés, incorrects. - Médicaments inappropriés, inefficaces et gaspillés. - Tests/analyses inutiles. De façon plus importante encore, quelle que soit l'efficacité du système de santé, les dysfonctionnements essentiels ne seront pas corrigés, car ils renvoient à l'alimentation, aux conditions d'hygiène, de vie et à l'éducation des citoyens qui, seuls, pourraient permettre de prévenir et réduire le recours aux hôpitaux. Pour le cas des pays musulmans délabrés comme l'Algérie, la religion contribue à maintenir le système en place : les hôpitaux, y compris les plus grands, devenus mouroirs, mais comme Allah ghaleb, aucun compte ne leur sera demandé, du moins ici bas. Donc attendons l'au-delà pour voir notre santé physique et mentale s'améliorer. Mais alors pourquoi des hôpitaux et des médecins Objectifs proclamés vs objectifs réalisés Lorsqu'on compare les intentions affichées, les objectifs entonnés et ceux qui sont réalisés, concrétisés, en d'autres termes, le discours tonitruant et la réalité du quotidien, on relève aisément le fossé et les incohérences qui illustrent l'incompétence ainsi que la volonté de divertir : Tout le monde s'accorde à dire que pour réformer, et surtout transformer, il est essentiel de reconnaître l'écart entre : - ce qui est pratiqué, obtenu sur le terrain et - ce qui est affiché, proclamé, prêché. L'exemple de la pratique religieuse est édifiant à ce propos : tout le monde claironne que la propreté est une dimension divine et doit donc caractériser le comportement, des religieux, surtout. Mais force est de constater qu'entre ce discours sur le caractère divin de la propreté et la pratique, la réalité, la saleté omniprésente, on se demande d'où vient le problème et le fossé. Mais cela ne semble pas préoccuper outre mesure et tout le monde peut continuer à s'accommoder de ces incohérences. C'est le même cas pour la politique officielle. Pour qu'il y ait réforme, transformation, la reconnaissance de cet écart est vitale. Sans quoi tout continuera comme avant. Cette reconnaissance et prise de conscience est douloureuse car elle perturbe les certitudes et surtout questionne la capacité, la compétence et le désir de réforme et de changement. Or, comment un modèle de pensée figé, révolu, qui a échoué sur tous les plans, est-il capable de penser le changement qui exige des idées neuves, des compétences et un désir de changement. “Sans changer notre mode de pensée, on ne sera pas capable de résoudre les problèmes avec l'actuel modèle de pensée” qui en est la cause, pour reprendre Einstein. Pensée unique ou pensée systémique et critique L'approche systémique des problèmes permet de comprendre les raisons de l'impasse actuelle : Ce qui est devenu la pensée dominante, dite analytique, continue à polluer les esprits, même en pays développés : dans les pays sous-développés, souvent appendice et produit dégénéré du modèle occidental, les dégâts sont immenses vu l'absence de garde-fous institutionnels ou associatifs. Selon cette pensée, pour qu'un problème soit résolu, il faut le décortiquer en tranches, puis traiter chaque tranche qui, séparément, doit être résolue. Le reste bénéficiera du traitement de la partie visée. Or, toutes les expériences ont démontré que l'amélioration d'une dimension du système, aussi réelle soit-elle, non seulement ne conduit pas forcément à améliorer le système mais risque même de l'aggraver. Une multitude d'exemples tirés de toutes sortes d'activités et de secteurs le montre clairement : dans les organisations, on sait que l'augmentation des dépenses publicitaires, à elle seule, ne contribuera pas à améliorer le chiffre d'affaires. Prenons un autre exemple simple, mais plus grave, qui a déjà fait d'innombrables victimes et porte un coup irrémédiable à notre environnement : l'autoroute Est-Ouest, un mégaprojet pour satisfaire la mégalomanie plus que les besoins : si la construction de l'autoroute entrait dans le cadre de l'amélioration de l'infrastructure des transports pour faciliter la communication et le transport de biens et de passagers ce serait, somme toute, une tâche banale, voire bienvenue. Mais qu'en est-il en fait : malgré le discours et propagande développés pour vanter cet ouvrage colossal, voire du siècle pour illustrer les réalisations pharaoniques du régime, l'autoroute permettrait-elle de gagner du temps ? Peut-être. Mais pourquoi faire d'ailleurs ? Est-ce pour améliorer les délais de réalisation des multiples projets ? Le temps ne semble pas une préoccupation particulière. Le système qui produit ces dysfonctionnements et ces surcoûts démesurés est-il capable de se corriger et se transformer à l'occasion d'un élément particulier ? Les exemples le montrent parfaitement bien : non seulement cette autoroute ne règle point les problèmes de transport, n'améliore guère le réseau routier, mais aggrave le système global : le réseau routier se délabre, les échanges entre les régions et les pays du Maghreb sont nuls. Ce n'est pas une autoroute aussi sophistiquée soit-elle qui va améliorer, accélérer le développement économique des régions et du pays, c'est plutôt le développement qui va exiger la mise en place d'un réseau de transport, pas forcément autoroutier d'ailleurs car il n'est ni économique ni écologique (le massacre de l'environnement comme le parc d'El-Kala et de centaines de vergers et des milliers d'arbres ravagés) ; par ailleurs cette autoroute risque d'aggraver le nombre d'accidents de la route. Mais cela est une autre affaire. L'autoroute n'a de sens qu'en tant qu'élément d'un tout, du développement qui la justifie et la valorise. Une autoroute dans un désert économique et social ne fait qu'aggraver le désert et le rendre plus criant. Une simple analyse en termes de coûts/avantages montre que cette autoroute, non seulement ne résoudra aucun problème mais devient éminemment nuisible surtout à moyen et long termes. L'état lamentable du “réseau routier” actuel et d'ores et déjà abandonné en est l'illustration. L'autoroute semble se faire au détriment du reste des routes, nationales, départementales, locales… Appréhender tous ces problèmes et les liens qui les relient nécessite un modèle de pensée global autre que celui qui a conduit à l'impasse dans laquelle on se trouve. Développement vs croissance : pour une vision systémique et un autre modèle de gouvernance Plus généralement, cette approche du système permet d'analyser les stratégies de développement et de croissance, et d'éviter les erreurs graves sur l'avenir des sociétés et des générations. La pensée actuelle dominante entretient la confusion entre développement et croissance. On justifie une croissance irréfléchie car elle serait indispensable, voire un préalable à tout développement. Or, qu'en est-il en fait ? La croissance n'est pas développement : Ackoff R., a montré avec clarté les dangers de cette confusion. De multiples exemples peuvent nous aider à comprendre simplement de quoi on parle : les ordures s'entassent et continuent à croître mais ne se développent pas, de même un cimetière croît mais ne se développe guère ; un être humain cesse de croître en taille mais continue à se développer, une famille peut croître en nombre mais ne pas se développer, alors qu'elle peut cesser de croître et se développer. De même un pays peut croître sans se développer mais peut aussi se développer sans croître : sa population cesse de croître, son PIB stagne, mais peut continuer à se développer, a contrario un pays peut croître, substantiellement, ses ressources financières, ses dépenses augmentent, mais sans se développer. La croissance porte sur des chiffres, des nombres, sur des quantités alors que le développement est qualitatif. Le manque de ressources peut handicaper la croissance mais pas forcément le développement. Cela nous fait nous interroger sur pourquoi les pays ayant en abondance des ressources ne se développent nullement. Alors que des pays moins dotés en ressources naturelles continuent à se développer. Le développement est étroitement lié à l'éducation surtout en contexte de société et économie de connaissance. La croissance se mesure par un index ou un taux du PIB ou par le standard et niveau de vie, le PIB par tête d'habitant ou le seuil de pauvreté mesuré par un niveau de salaire, alors que le développement se mesure par la qualité de la vie. Le développement n'est pas l'avoir mais l'être. Ackoff distingue : “How much one has from how much one can do with whatever one has.” Le développement est la capacité d'un pays à satisfaire les besoins des citoyens avec les ressources limitées dont il dispose et sa capacité à générer la richesse durable pour assurer la satisfaction des générations futures. L'Algérie dilapide les ressources non renouvelables, les hydrocarbures sans faire émerger le moindre développement, et malgré ses ressources colossales (des milliards) le pays s'enfonce dans le délabrement, l'obscurantisme et le désespoir. A contrario, la Norvège préserve les ressources non renouvelables et privilégie le développement, elle garantit la satisfaction des citoyens d'aujourd'hui sans mettre en péril les besoins des générations à venir. Deux exemples, extrêmes peut-être, mais qui reflètent deux approches et deux types de résultats. Deux modèles de société, en définitive. Apprentissage et développement La dimension clé qui en découle et qui creuse l'écart entre le développement, sous-développement et la croissance est l'apprentissage. Toujours selon Ackoff, la croissance c'est “earning” et le développement c'est “learning”. Pour illustrer, on peut mentionner l'expérience qui a laissé des traces sur le plan mental plus qu'économique, c'est le transfert de technologie : qu'il transite par la technique du clé en main, produit en main ou d'autres fallacieux outils, il a permis de perpétuer et reconduire la dépendance et donc le sous-développement, mais il a incontestablement satisfait les désirs mégalo de Boumediene, ses vassaux et sa cour. Le développement ne peut être importé ou réalisé par un autre, quelles que soient son honnêteté et sa compétence. Un pays peut éventuellement faciliter le développement d'un autre pays en encourageant et soutenant le processus d'apprentissage qui est interne. Le développement n'a rien à voir avec l'injection d'outils, matériels et gadgets qui ont été le produit du développement et non sa cause. Apprentissage par les échecs et non les succès Les pays comme les individus apprennent plus par leurs échecs que par les succès des autres. Si c'était autrement, on l'aurait vu : l'Algérie est à une heure des pays qui ont relativement réussi : France, Italie, Espagne, Tunisie et Maroc, Grèce, Turquie... Tous les responsables et leurs courtisans connaissent parfaitement les pays développés où ils se soignent, font leur shopping et achètent leurs résidences, apprirent-ils quoi que ce soit des expériences de ces pays ? Ont-ils su ou pu en faire profiter leur pays, leurs villages ? Le pays ne cesse de s'enfoncer dans le sous-développement, et les ressources gigantesques ne l'aident guère à en sortir. L'Algérie, depuis 1962, s'est installée dans un processus de désapprentissage qui l'éloigne d'autant plus des portes, voire des lueurs du développement. Apprentissage et mise en question Tout processus d'apprentissage ne peut se déclencher que par une (re)mise en question et une reconnaissance des erreurs et fautes commises. Or là est le problème essentiel de l'Algérie et des Algériens : c'est l'incapacité de reconnaître les erreurs et fautes, d'analyser les échecs pour trouver les solutions. Cela dure depuis 50 ans ; même Ben Bella continue à ânonner et claironner la justesse de ses choix lumineux ; Boumediene, aveuglé par les stratégies des “industries industrialisantes”, a conduit le pays directement dans le mur en l'installant dans l'assistanat et l'admiration des usines flambant neuves, qui allaient entraîner les massacres que l'on sait et pas seulement dans l'agriculture. Tous ces gens du système ont-ils conscience de tous ces échecs, non des personnes uniquement mais du système, leur système, un système totalitaire et déconnecté des citoyens et des enjeux mondiaux ? Car ne pas reconnaître ses échecs et erreurs est devenu un état d'esprit, celui de la complaisance et de l'aveuglement, par un système devenu tellement puissant qu'il a fini par broyer toute velléité de sursaut et tout espoir de sortir de l'enfermement idéologique. Développement, apprentissage et démocratie : un lien étroit La démocratie est un apprentissage, elle n'est ni innée ni un don divin. La démocratie se construit, s'apprend dans et par les luttes quotidiennes contre l'autoritarisme, l'intolérance et l'obscurantisme. L'attitude du régime vis-à-vis des luttes des citoyens est révélatrice de la volonté d'empêcher tout changement. La démocratie est intimement liée à l'apprentissage. C'est à ce titre que “l'éducation est la valeur éthique de base et doit être le premier investissement dans une économie de bien-être”, selon Jeffrey Sachs, qui a accepté d'être membre du jury du Wise Prize. Rappelons juste que ce prix de 500 000 dollars, lancé par cheikha Mozah bint Nasser, première dame du Qatar, ne vise pas moins que de devenir le prix Nobel de l'éducation. C'est une autre vision que celle de lancer la plus grande mosquée : on s'inscrit dans le futur, le bien-être, ou dans le passé et l'archaïsme, dans la production de citoyens éclairés qui contribuent au développement, ou dans la production de bornés et d'intolérants. Il est intéressant de noter que ce prix s'intitule Wise, “World Education Summit for Education” signifie aussi sage, qui est l'étape ultime de la connaissance et du savoir. La caractéristique essentielle commune à la fois à la démocratie et l'apprentissage est l'humilité ; sans elle, on ne peut apprendre ; l'humilité c'est la démocratie, car elle respecte les opinions différentes, elle n'a pas de certitude qui est l'antichambre de tous les autoritarismes. L'état d'esprit des gouvernants algériens justement se caractérise par l'arrogance et la certitude d'avoir raison en tout temps et contre tous. Avons-nous entendu un membre du régime reconnaître des erreurs et donner raison, au moins une fois, sur un domaine, à des opposants ou autres personnes ne partageant pas ses opinions ? L'apprentissage démocratique en Algérie est d'autant plus difficile que nous avons baigné depuis 1954 dans un climat autocratique, voire fascisant : le FLN a habilement utilisé la guerre anticoloniale pour éliminer toute velléité démocratique et installer le moment venu, en 1962, le système que l'on connaît aujourd'hui. Les familles algériennes elles-mêmes ont fonctionné avec une forte dose d'autoritarisme. Ce ne sont pas les femmes qui nous démentiront. La démocratie : une illusion, une utopie ? Si on se basait sur la philosophie grecque, quatre fonctions dont l'équilibre permet de construire la démocratie et le bonheur des citoyens sont mises en valeur : - La recherche de la vérité que facilitent la science et la technologie. - L'abondance que permet la fonction économique. - Le bien que permet d'identifier fonction morale et éthique. - La beauté que la fonction esthétique permet de valoriser. Quatre fonctions qui semblent hors de portée de l'individu en monde musulman. Or en islam, l'hypothèse est que la capacité est divine : ma chaaallah. Les individus sont incapables. Essayer de montrer sa capacité signifie blasphème. Est-ce étonnant que les imams déconseillent aux jeunes de se prendre en main, protester pour exiger l'amélioration de leur sort ; car en se comportant de la sorte, ils désobéiraient à Dieu et donc à ceux qui le représentent : un imam nommé par Dieu, un parti agréé par Dieu. Déjà Averroès faisait les frais de l'autoritarisme aux couleurs de l'islam des gouvernants : il commençait à réfléchir, à philosopher comme les Grecs !, il a fonctionné comme un être humain, il sortait alors du droit chemin, celui tracé par le khalife détenteur de la vérité divine. Averroès commençait à blasphémer, on connaît la suite et le sort qui lui a été réservé. Un être humain doit obéir et attendre les directives de Dieu que transmettront en temps voulu ses représentants, non élus par le peuple mais investis de mission divine ! La création, le développement et la satisfaction des besoins et désirs sont des prérogatives divines. L'être humain est supposé incapable. De même la création est considérée comme “layadjouz”, car elle fait appel au génie de l'humain, sa capacité de puiser dans son potentiel et ses prédispositions à critiquer et trouver plus beau, meilleur. Cette caractéristique de l'art en général (la peinture, la musique, la danse) importune au plus haut point les dictatures et les islamistes unis pour combattre l'esprit critique, le sens du beau et la création. En guise de conclusion La globalisation colore les problèmes et entraîne une érosion des frontières : les différences entre les expériences et les approches culturelles n'ont fort heureusement pas disparu et l'espoir est donc permis et possible. Les similitudes sont indéniables du fait des échanges économiques et culturels entre les populations. Le modèle économique et de pensée qui a dominé jusqu'à aujourd'hui est ébranlé ; il est remis en question dans tous les pays. Tout changement exige une pensée systémique qui inclut les expériences et les apprentissages variés et la remise en question du modèle en vigueur. Un changement spécifique n'a de sens et de chances de réussir que s'il s'inscrit dans une démarche globale. Les valeurs démocratiques et humaines, universelles sont le fondement de cette démarche. M. M. (*) Visiting professor / India.