Le simple fait qu'Ilker Basbug, qui autrefois désignait d'un geste du doigt là où la justice doit s'arrêter, soit traîné en justice et jeté en prison en détention préventive, indique un changement de système, se réjouissait vendredi la presse turque. Le quotidien à grand tirage Hürriyet se demandait toutefois si la justice interviendrait demain avec la même vigueur pour défendre la société contre d'éventuelles exactions de l'AKP, dont l'autoritarisme croissant inquiète les démocrates turcs et les pays de l'UE. L'ex-chef d'état-major des armées turques, le général à la retraite Ilker Basbug, a été placé en détention préventive tôt vendredi accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement. L'incarcération de celui qui faisait la pluie et le beau temps lorsque la seconde armée de l'Otan a dirigé la Turquie d'une main de fer et sans partage depuis le début du XXe siècle, est le dernier épisode du conflit de pouvoir opposant l'armée aux dirigeants politiques islamo-conservateurs. L'armée n'est plus l'acteur principal du jeu politique dans le pays d'Atatürk. En soi, c'est une avancée fondamentale dans la voie de la démocratie et de la gouvernance par des civils. Un bon point pour les islamistes de l'AKP au pouvoir depuis 2000 et par la voie des urnes. En effet, en encageant Ilker Basbug, la justice turque, qui a déjà emprisonné des dizaines d'officiers ces dernières années dans le cadre de diverses enquêtes sur des projets supposés de coup d'Etat, s'en prend pour la première fois à un ancien numéro un de la hiérarchie militaire. Le général Basbug, en fonction jusqu'en 2010, est accusé d'avoir dirigé une organisation terroriste dans le cadre d'une enquête sur la création supposée par des officiers de sites Internet diffusant de la propagande contre le Parti au pouvoir de la justice et du développement (AKP) et de fausses informations pour déstabiliser la Turquie. Il a été désigné par ses subordonnés incriminés comme le commanditaire de leurs actions. Le bras de fer entre l'armée et l'AKP qui dirige le gouvernement et dont le numéro deux, Gül est président de la République, a commencé de facto fin 2010 avec le procès de près de 200 militaires accusés de complot, dont de nombreux généraux. La confrontation de l'officier supérieur, aujourd'hui à la retraite, avec la justice a été accueillie avec satisfaction par les milieux proches de l'AKP, qui y voient une victoire sur l'armée omniprésente. Et pas seulement qu'eux. Des démocrates se sont également réjouis de la réduction de l'armée à des fonctions qui sont les siennes dans les pays démocratiques. La démocratie turque s'est-elle pour autant affranchie de la tutelle sur la sphère politique de l'armée, qui se veut la garante de la laïcité ? Pas sûr, selon des observateurs, pas nombreux mais pour qui rien ne garantit aujourd'hui que l'armée se contente de rester consignée dans ses casernes. L'armée intervient en politique aux côtés du gouvernement islamiste dans la question kurde. Il y a eu 35 morts la semaine dernière dans des villages kurdes dans un raid de l'aviation turque et le gouvernement d'Erdogan na pas jugé utile de donner des explications ! Pour autant, le pouvoir de l'AKP que les islamistes, vainqueurs du Printemps arabe, ont érigé en modèle de démocratie, n'est pas si démocratique que ne le raconte ses tutélaires. Beaucoup de personnes sont actuellement en prison depuis des années pour “complot contre le gouvernement”. Certains sont coupables, mais beaucoup sont innocents, poursuivi pour leurs idées ouvertement libres. Dans tous les cas, ce n'est pas encore la gouvernance transparente chez les islamistes turcs. Erdogan s'est lui aussi révélé assez autoritaire et si la société turque n'était pas sécularisée par un siècle de kémalisme, il aurait imposé l'idéologie de son parti qui reste fondamentalement islamiste. La démocratie islamiste dont veulent rassurer les vainqueurs des élections dans les pays du printemps arabe et pour laquelle ils se réfèrent au “modèle” turc, en est encore au stade d'intentions, voire de balbutiement. C'est déjà ça. Il reste que traduire en justice des généraux est un événement qui a une charge symbolique évidente chez les Egyptiens notamment qui luttent pour consigner leurs propres militaires dans les casernes. D. B