Alors que nos mères célèbrent depuis la nuit des temps Yennayer pour le renouvellement du cycle agraire — sans aucune précision d'âge — on nous propose une date conventionnelle, l'an 1 du calendrier berbère qui commencerait en 950 av. J.-C. Pourquoi pas ? Cette date met en avant l'épaisseur temporelle de la présence berbère en Afrique du Nord et, entendons-nous bien, il n'est pas question de revenir sur ce qui a déjà fait l'objet d'un consensus. Mais il est intéressant par contre, de voir où en est la recherche à ce niveau et quelle est la position des historiens, apparemment moins sûrs d'eux, aujourd'hui, lorsqu'il s'agit de faire coïncider cette date avec l'avènement de Shachnaq I au trône d'Egypte et la fondation par ce souverain de la 22e dynastie pharaonique, considérée comme étant la première dynastie libyenne d'Egypte. Pourquoi Shachnaq, disent-ils ? De son nom __ Shachnaq (transcrit Sésonchis I, Shechonq, Shishak, Schachnaq ou Sesac), ce Pharaon serait le premier de la dynastie Bubastite, laquelle régna près de deux siècles sur l'Egypte. Les informations que nous détenons sur lui proviennent essentiellement des livres de Manéthon, dans lesquels nous trouvons les listes des noms des rois et leurs règnes, puis de la stèle de Pasenhor, l'un de ses descendants, qui grava les noms de toute sa famille ainsi que celui des parents et grands-parents de Shachnaq I, ses épouses et ses enfants. Elles proviennent, enfin, de la grande stèle de Dakhla et des fresques du temple de Karnak. Ces sources nous disent en gros qu'il était d'origine lybienne ou leboue (ancien peuple d'Afrique du Nord), qu'il appartenait à la tribu des Mâ (Machwech), établie dans l'Est du delta du Nil depuis le nouvel empire au moins, et qu'il avait, comme la plupart des Lybiens, investi l'armée égyptienne. Shachnaq I était, en effet, commandant en chef des armées et c'est à ce titre qu'il conquiert le trône, succédant à Psousennès II dont il était le gendre. Son règne fut marqué, d'après ce que l'on sait, par une remise sur les rails du pays pour le moins très énergique : stabilité politique, religieuse et réunification ; consolidation du pouvoir à l'intérieur (nomination des membres de sa famille dans des postes clés) et à l'extérieur (en menant des expéditions en Palestine (relatées par la Bible) et en Syrie. Shachnaq I avait apparemment tous les attributs d'un grand monarque. Il était, d'après sa titulature, "Meryamon" (celui qui aime le dieu Amon) et "Hedj-kheper-re Setep-en-re" (lumière du dieu Ré et choisi par Ré). Les historiens sont unanimes : durant tout son règne, il se comporta comme un Pharaon, avec pour seule préoccupation la prospérité de l'Egypte et, indication importante, il n'hésita pas à pousser vers le désert lybien, réprimant les populations oasiennes pour s'emparer de leurs terres fertiles ! Un Lybien qui se retourne contre les siens ou juste un roi qui remet de l'ordre dans son pays ? À ce propos, J. Dunn écrit : “En réalité Shachnaq n'était pas plus Lybien que John Kennedy n'était irlandais.” Personne ne pense, en les élisant l'un comme l'autre, qu'ils pouvaient se revendiquer d'une autre culture et servir un autre pays que celui que l'un et l'autre dirigeaient. Shachnaq se sentait pharaon et c'est tout. En suivant ce raisonnement, on est tenté de se demander si le choix d'adoption de la date d'intronisation de Shachnaq I comme point de départ du calendrier berbère -choix reposant sur le fait qu'il ait été d'origine lybienne, donc Berbère- était réellement nécessaire ? Car, s'il s'agissait de donner une épaisseur temporelle au fait berbère, on se serait orienté plutôt vers les préhistoriens, pour lesquels les premiers signes évidents de la berbérité remonteraient à bien plus loin, à plus de 5 000 ans, et peut-être même davantage. Schachnaq ne serait pas, non plus, le premier Lybien à accéder au trône de l'Egypte. Avant lui, Aakhkheperrê Setepenrê, Osochor l'Ancien (Wsr.kn) ; Osorkon (d'après Maneton) (984-978 d'après Arnold et al) a pris les rênes du pouvoir égyptien durant la 21e dynastie. Son règne n'était certes pas très long ni aussi prestigieux que celui de Schachnaq, mais cela n'explique pas très bien pourquoi on a fait l'impasse sur cette personnalité. Pourquoi dans cette restauration du plus ancien ancêtre possible, ne pas réhabiliter Osochor l'Ancien (oncle probable de Schachnaq) qui plus est lui prépara le terrain en rendant possible l'accession d'un “étranger” au trône ? Les historiens pensent même modifier le calendrier des dynasties pharaoniques pour le remettre dans la dynastie lybienne, parce qu'il en est le premier, le premier de la série des Osochor et le premier d'au moins 13 souverains libyens à diriger l'Egypte de la 21e à la 23e dynastie. 950 av. J.-C., une date qui ne cesse de changer Autre embarras : la date même d'intronisation de Shachnaq. En célébrant ces jours-ci Yennayer, nous venons de rajouter 950 (soit l'année conventionnelle d'intronisation de Schachnaq I) à l'année grégorienne 2012 pour obtenir 2962. Or, la date d'intronisation a été déjà ramenée à 945 et subit encore d'autres modifications. On sait, depuis quelques années, que la transposition des années égyptiennes civiles et sacrées en années juliennes puis grégoriennes (Canon d'Eratosthène, Castor de Rhodes Ier siècle ; Julius Africanus IIIe, Eusèbe de Césarée, IVe) et la confrontation de celles-ci avec les années de règne des Pharaons (listes de Manéthon), a donné lieu à plusieurs controverses. Sans entrer dans le détail, on peut dire que, se fondant sur les textes anciens, les égyptologues avaient d'abord avancé la date de 995 av. J.-C. pour Shachnaq I (Lesueur 1846), puis l'interprétation des stèles épigraphiques les orienta sur l'année 950 puis encore sur 945 av. J.-C. (Kenneth Kitchen et al) pour aboutir depuis peu -suite aux discussions relatives à la distance entre la fin de règne de Shachnaq qui eut lieu en 924 et sa campagne de 925 à Ghaza- à l'allègement de cette date de deux années. Elle est donc ramenée à 943 av. J.-C., ce qui revient à dire tout simplement qu'en 950 av. J.-C. (date de départ du calendrier berbère) Shachnaq I n'était pas encore roi. Que faire face à toutes ces incertitudes ? Il est clair que dans le monde entier, les dates calendaires sont sujettes à discussion et rares sont celles qui coïncident réellement avec les faits historiques, mais ne devrions-nous pas prendre part au débat, exploiter ces moments de fête pour entamer une réflexion sur toutes nos constructions généalogiques, leur légitimité et leur précision ? En attendant, fêtons ce nouvel an comme le faisaient nos mères, en évitant de compter. Peut-être aussi éviter de substituer un fait d'armes à un fait du cycle agraire car le couple “Shachnaq/Yennayer” me parait difficilement substituable à cause de la nature opposée de l'un et de l'autre. L'un symbolisant un fait d'armes, le pouvoir, l'agressivité, la richesse matérielle, l'autre beaucoup plus en phase avec la terre nourricière, les notions de générosité, de renouvellement, en un mot avec la tradition. YASMINA Chaïd SAOUDI Institut d'archéologie. Université Alger 2