Il suffisait de suivre toutes les émissions et “talk-shows” télévisés en égypte les jours qui suivirent le premier tour des élections présidentielles et surtout ceux de ce 26 mai 2012 pour constater l'émergence en force d'un nouveau “leader” révolutionnaire populaire égyptien, jouissant non seulement d'une popularité authentique mais aussi d'une légitimité historique : Hamdeen Sabahi. Hamdeen Sabahi, militant et journaliste d'origine paysanne, né dans le village de Baltim en 1954, incarcéré plus d'une fois par le régime Moubarak, vient de se faire reconnaître comme chef de la troisième force tant attendue depuis le déclenchement de la révolution en 2011. Jusqu'à l'ascendance rapide et imprévue de Sabahi, la révolution égyptienne commençait à sombrer dans l'incertitude, selon plusieurs analyses. D'une part la jeunesse commençait à se dissiper et se disperser. D'autre part Mohamed El-Baradei le premier ‘leader' spirituel, que les jeunes révolutionnaires libéraux et laïques avaient choisi au départ pour mener la future bataille présidentielle, retira sa nomination pour ce poste le 14 janvier 2012, déclarant qu'il ne serait pas candidat à la présidentielle puisque le régime autoritaire de Hosni Moubarak était toujours en place malgré son renversement. Baradei, déclaré un ‘libéral', laissait donc la scène politique aux islamistes, notamment les Frères musulmans qui s'étaient déjà imposés le 28 novembre 2011 en majorité dans les élections parlementaires sous l'égide du parti de la Justice et de la Liberté (Hizb al ‘adala wal Huriya, avec leurs partenaires juniors décrits comme salafistes et réunis en majorité autour du parti de la Lumière (Hizb al Nour) constituant ensemble donc plus de 60% du parlement. Le reste des sièges revint à plusieurs libéraux indépendants ou à ceux appartenant à une panoplie de partis politiques dits ‘libéraux' malgré que plusieurs soient les restes de l'ancienne gauche traditionnelle. Seul le parti Al Tagamu' (du Rassemblement) créé en 1976, ainsi que le parti al Wafd (dont la première version fut créée en 1919 et la seconde al Wafd al Jadeed revitalisée en 1979, étaient considérés comme “les partis d'opposition officiels” et comme n'étant en réalité que “des extensions du NPD de Moubarak” puisque la création d'un nouveau parti était impossible durant le règne Moubarak Plusieurs de ces partis s'étaient formés durant ces dernières années et une bonne partie d'entre eux furent reconnus suite aux événements plus récents de janvier 2011, créant selon quelques observateurs une confusion chez les militants. D'autres tendances islamistes plus modérées comme le parti al Wasat (Parti du Milieu), scission du parti traditionnel des Frères musulmans fut aussi représenté. Le14 avril 2012, Mohamed El-Baradei avec plusieurs figures de l'opposition égyptienne ont déclaré la fondation d'un parti pour représenter “les forces de la révolution” se déclarant “un parti centriste, civil et révolutionnaire”, ou “tout citoyen égyptien doit pouvoir se reconnaître” et auquel se joignirent une centaine de personnalités dont l'écrivain Alaa al-Aswany et l'opposant George Ishaq. Hamdeen Sabahi, contrairement à El-Baradei, ainsi que douze autres candidats pour les élections présidentielles, décidèrent de s'engager dans cette bataille, malgré le fait que deux des candidats avaient participé au régime passé. Tout semblait indiquer selon les estimations des sondages politiques que le deuxième tour se déroulera entre Amr Moussa, ancien secrétaire général de la Ligue arabe et ancien ministre des Affaires étrangères, soutenu par la plupart des intellectuels libéraux et par le ‘think tank' d'Al Ahram, premier journal égyptien avec son centre d'études stratégiques, l'un des majeurs établissements de recherche et dont les sondages prévoyaient le succès, et Abou El-Fetouh, le nouveau leader populaire de l'islam politique radical soutenu par le mouvement ambivalent des salafistes. Renversement inattendu de situation : le premier tour plaçait Mohamed Morsi, candidat du mouvement traditionnel des Frères musulmans en première ligne (presque 6 millions de voix, environ 25% du total,) au lieu d'Abdel Monem Abul Fettouh (17% des voix), le leader islamiste populaire, dont les sondages prévoyaient aussi une ascendance spectaculaire, et plaçaient Ahmed Shafiq (24%) en seconde place au lieu de Amr Moussa placé, cinquième (11%). Un débat télévisé tant attendu, médiatisé et premier de son genre pour les Egyptiens, avait été diffusé entre Amr Moussa et Abdel Monem Aboul Fettouh, les présentant comme les deux premiers contestataires, l'un du libéralisme et l'autre de l'islam politique. Ce débat avait offensé les autres candidats (au nombre de 13), surtout ceux considérés comme les cinq grands qui furent exclus de ce privilège. Tout semblait donc se jouer autour de Amr Moussa et d'Aboul Fettouh et rien ne semblait indiquer le renversement inattendu de la situation dans “l'an 1” de la révolution égyptienne et de sa “deuxième république”. Le Parlement ayant fait passer avant les élections une loi d'exclusion pour tous ceux qui avaient participé et contribué au régime Moubarak durant ces dix années visait à exclure le géneral Ahmed Chafik, ancien ministre de Moubarak, réputé pour sa réussite dans le développement de l'aviation civile égyptienne et promu au rang de Premier ministre face au mouvement de protestation grandissant sur la place Tahrir. Pour les révolutionnaires égyptiens, Chafiq représente la “contre-révolution” et est accusé de corruption ainsi que de complicité dans les attaques meurtrières contre les révolutionnaires de la place Tahrir. Cette loi fut stoppée et Chafiq se présenta aux élections malgré le rejet de tous les révolutionnaires pour sa candidature. D'autre part les Frères musulmans, qui avaient déclaré ne pas présenter de candidat à l'élection présidentielle, se suffisant de leur pouvoir dans les deux chambres du Parlement comme force principale dans le prochain gouvernement, changèrent brusquement de stratégie et propulsaient, suite à plusieurs tractations, leur candidat fort, Khairat Al Shater, avant de le remplacer par Mohamed Morsi, moins connu sur la scène politique égyptienne. À cause de leurs tergiversations, ils perdirent une grande part de leur légitimité, furent accusés de mensonge mais surtout d'avidité politique, ce qui augmentait la popularité d'Aboul Fettouh, l'homme du Midan. Avec l'ascendance de Morsi face à Ahmed Shafiq, une commentatrice qui soutient les révolutionnaires se demandait “comment pourrions-nous choisir entre celui qui veut tout bouffer et nous asphyxier et celui qui a tué nos frères ?”, ajoutant que “peut-être il serait plus facile de négocier avec le gourmand (Morsi) qui doit comprendre aujourd'hui que nous sommes les plus forts, et qu'il devra se plier, car nous ne pourrons jamais négocier avec ceux qui nous ont tué (Shafiq).” Recevant 21 pour cent des voix, Sabahi fut présenté le 28 mai dans le programme télévisé de la chaîne Al-Nahar comme étant le “président populaire”, plus exactement le “président du peuple”. Malgré sa place de troisième homme selon le nombre de voix reçues, Hamdeen Sabahi est considéré par tous ceux qui l'ont choisi comme le grand gagnant de ce premier tour. À travers son choix clair, simple et sophistiqué à la fois par les expressions qu'il utilise, il exprima lui-même ses remerciements profonds pour tous les citoyens qui l'ont choisi et qu'il considère comme étant ses “partenaires” et non ses “adeptes” et promit de se soumettre à la volonté populaire du petit peuple égyptien dont il se considère “un des leurs”, d'ailleurs le slogan de sa campagne était “un des notres”. Dans cette rencontre télévisée, il refusa toute possibilité d'aboutir à une “safqa” (arrangement) avec l'un ou l'autre des deux premiers candidats, pour se voir offrir (ainsi qu'à Abdel Moneem Abou El Fetouh, qui venait en quatrième position) un poste de second comme vice-président ou Premier ministre, car sa campagne populaire exprime la volonté de voir l'aboutissement des revendications de la révolution du 25 janvier et de tous ses martyrs et non une course vers des postes officiels. Simultanément à son refus de participer à un gouvernement présidé par Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, ou par Ahmed Chafiq, candidat appartenant selon le consensus populaire à l'ancien régime, les avocats de Hamdeen Sabahi (ainsi que de Abdel Monem Abou el-Fetouh et de Amr Moussa (candidat libéral qui obtint la cinquième position) ont présenté leur opposition aux résultats des élections dont ils contestent la légitimité sur plusieurs fronts (voix faussées et pots-de-vin, etc.). Sabahi et Abou el-Fetouh contestent en particulier la légitimité du candidat Ahmed Shafiq qui aurait dû être soumis à la loi d'exclusion adoptée par le parlement. Avant la présentation officielle des résultats du premier tour par le haut comité des élections, plusieurs idées ont été avancées pour sortir de l'impasse politique dans laquelle une majorité d'Egyptiens refuse de voter pour Morsi ou Shafiq, dont l'appel à la démission de Mohamed Morsi au profit de Sabahi, proposition officiellement rejetée par Mohamed Morsi. Le consensus populaire qui considère Hamdeen Sabahi comme le choix réel des Egyptiens et comme la seule solution possible afin que l'Egypte puisse s'en sortir de la corruption et du despotisme de l'ancien régime d'une part et pour éviter le despotisme religieux d'autre part, indique que ce qui semblait manquer à la révolution égyptienne de janvier 2011 fut enfin comblé, c'est-à-dire le transfert de la “légitimité” historique et populaire de la révolution définit par les révolutionnaires comme étant “shar'iyet al-Tahrir” ou “shar'iyet el-Midan” (la légitimité de la révolution) vers un leadership jouissant d'une légitimité populaire et révolutionnaire. Et voici que le vide laissé par Baradei fut comblé à ces dernières élections présidentielles par Hamdeen Sabahi qui réussit à obtenir la majorité des voix dans les plus grandes villes égyptiennes en commençant par la capitale Le Caire, ainsi qu'Alexandrie et Port Saïd. L'existence d'un chef politique révolutionnaire, authentique et crédible qui pourrait incarner la révolution Tahrir vient en fait de voir le jour des urnes, car seul Sabahi parmi les trois premiers candidats, non seulement, se trouvait au “Midan” parmi les militants, mais ne peut être également accusé d'aucune forme de corruption ou de manipulation idéologique. Telle la ferveur euphorique populaire grandissante avec l'effet boule de neige qui mena au “phénomène de la place Tahrir” et aboutissait à la réussite des révolutionnaires de se débarrasser du président Moubarak, aujourd'hui un renouvellement de cette ferveur populaire se manifeste avec le même effet autour de Sabahi, constituant le “phénomène Sabahi” dans la ligne “phénomène Tahrir”. Cette ferveur spontanée se manifesta dans les urnes qui ont placé Sabahi troisième dans le premier tour de la course présidentielle des 23 et 24 mai 2012. Le peuple égyptien avec la grande majorité de ses intellectuels et militants de tous bords, soutenu par de larges fractions des couches pauvres te de démunis, se rallia autour de Sabahi en tant que représentant du rêve égyptien et du seul espoir possible pour se débarrasser à la fois des ‘‘feloul'' (de l'ancien régime) et du mouvement des Frères musulmans qui commença à dévoiler de nouvelles pratiques constituant un nouveau genre d'hégémonie, d'exclusion et de sectarisme à travers sa conduite parlementaire. Le premier tour des élections présidentielles égyptiennes présentait aussi plusieurs autres surprises inattendues dont la chute de popularité de Amr Moussa, candidat des libéraux (tendance ancien régime), ainsi que la chute du soutien populaire pour Abdel Monem Abou el-Fetouh, représentant d'un islamisme plus radical et populaire contestant la rigidité du mouvement traditionnel des Frères musulmans. Pour le deuxième tour prévu dans une vingtaine de jours, les Egyptiens se retrouvaient donc le dos au mur avec deux candidats rejetés par la majorité. Deux choix “l'un plus amer que l'autre” mais avec un nouveau leader populaire soutenu par le peuple et les intellectuels et ayant mené une des campagnes les plus modestes sur le plan financier mais des plus riches sur le plan humain, une campagne spontanée le dotant d'une nouvelle légitimité historique, politique et révolutionnaire. N. K.