Suite de l'article publié dans cette même page et à l'occasion de la tenue d'un colloque sur le genre et les jeux vidéo dans la ville française Lyon, le journal Libération a publié cette semaine, un article qui fait le tour de la question. Les femmes sont plus nombreuses à jouer aux jeux vidéo, pourtant la majorité des jeux sont toujours adressés aux hommes... pas très “intelligents" À sa fille venue lui présenter officiellement l'homme qu'elle souhaite épouser, une mère confie, pleurant de stupéfaction et de soulagement : “Connaissant ta passion pour les jeux vidéo, j'ai toujours cru que tu étais lesbienne..." On riait jaune en écoutant cette anecdote, contée la semaine dernière à l'IUFM de Lyon, qui accueillait durant trois jours un grand colloque initié par l'université de Lyon-I sur le genre et les jeux vidéo. Faut-il comprendre qu'en 2012, la manipulation de joysticks est encore perçue comme une activité masculine ? Que la pratique du jeu chez une fille paraît moins naturelle et acceptable que chez un garçon ? Ces préjugés à la peau dure sont pourtant en parfaite contradiction avec les résultats d'une étude menée en 2010 pour l'Observatoire du jeu vidéo (géré par le Centre national du cinéma) : les femmes représentent aujourd'hui 52,1% des joueurs réguliers. Elles jouent à tout et partout — sur les consoles portables que l'on trimballe dans son sac, sur les smartphones, mais également sur les consoles de salon et les PC... Mais elles continuent paradoxalement à être considérées par l'industrie du jeu vidéo comme un marché de niche, pour lequel il convient de développer des titres spécifiques censés correspondre à leurs centres d'intérêt. Ni baston, ni sang, ni monstres tentaculaires : les jeux explicitement destinés à la gent féminine consistent trop souvent à mitonner des crevettes en mayonnaise (Cooking Mama) ou organiser des “mariages de rêve", comme le veut un épisode de la série des Léa passion... Même lorsque la joueuse se voit confier un rôle plus prestigieux, remarquait la chercheuse Marion Coville à Lyon, c'est pour mieux le dévaloriser au fil du jeu : dans Léa passion journaliste, on commence par incarner une reporter de terrain avant de finir — idéal de l'héroïne et but ultime du jeu — présentatrice de télé. Fascinée par la représentation des femmes dans les jeux vidéo, Marion Coville tente actuellement, dans le cadre de son master d'études culturelles, d'établir une typologie des héroïnes de jeu, en pointant pour chacune d'entre elles les travers sexistes qui entretiennent son infériorité aux héros masculins. L'histoire commence bien entendu dans les années 80 par le personnage récurrent de la princesse retenue prisonnière : de Super Mario Bros à The Legend of Zelda, cette nunuche pâmée est une figure centrale du jeu mais ne dispose d'aucune liberté d'action — elle n'existe qu'en tant qu'objet de quête, faire-valoir et récompense du héros masculin. DansResident Evil 4, jeu de survival horror, on traîne la coéquipière du héros comme un boulet, lui tendant les bras dès qu'il faut sauter un mètre plus bas et la planquant dans la première poubelle venue pour la protéger plus efficacement des zombies. Et lorsque l'héroïne est capable de manier une arme, c'est dans sa représentation physique hypersexualisée que la caricature prend le relais : là où les guerriers sont des montagnes de muscles à la voix rauque (parfois jusqu'à la parodie assumée, comme le personnage de Duke Nukem), l'héroïne armée aura toujours plus de poitrine que de biceps, et ne verra jamais la couleur d'une armure pour couvrir ses organes vitaux. Les premiers répondent à un fantasme de pouvoir typiquement masculin ; les secondes sont majoritairement des objets de fantasmes sexuels... mais toujours masculins. Tant que l'héroïne de jeu reste pensée par et pour les hommes, la joueuse n'a aucune chance de s'identifier à son personnage. C'est ce qui explique en partie l'intérêt des jeux de rôle, où l'on crée de toutes pièces non seulement l'apparence physique de son avatar, mais aussi son caractère et son histoire. Pour Yves Chevaldonné, chercheur à l'université de Poitiers, cette liberté autorise les “ambiguïtés, réinterprétations et confusion des genres" que l'on ne trouvera jamais dans les jeux vidéo au scénario prédéfini. Les témoignages de joueurs qu'il a collectés et présentés à Lyon sont passionnants. Ici, une joueuse recrée dans les Sims son idéal du couple, en jouant, d'un côté, une femme carriériste et, de l'autre, un homme au foyer avec “des aspirations à la famille". Là, un gamer s'est inventé un avatar féminin mais “androgyne", lesbienne et “se faisant passer pour un homme", de sorte à pouvoir “continuer à jouer comme un homme". Car si le jeu vidéo permet facilement d'incarner le sexe opposé, il reste très délicat de simuler un genre qui n'est pas le sien, conclut Yves Chevaldonné. À moins, pour éviter de tomber dans la caricature, de s'astreindre à un questionnement permanent... qui viendrait briser la magie du jeu. Y. H.