Directeur général du commerce extérieur de 1996 à 2001, Mouloud Hedir porte dans l'interview qui suit un jugement très critique sur l'évolution du système de régulation de notre commerce extérieur dont les dysfonctionnements, surcoûts et autres surfacturations s'étalent aujourd'hui à la une de la presse. Liberté : Plusieurs armateurs internationaux ont décidé de réclamer le paiement cash de leurs services depuis le mois d'avril dernier. Quelles sont les conséquences de cette décision et comment interprétez-vous l'absence de réaction des autorités algériennes ? Mouloud Hedir : Effectivement, les armateurs étrangers refusent, depuis quelques semaines, de prendre en charge au niveau des ports algériens les importations et exportations de marchandises en mode FOB. Cette position serait, dit-on, dictée par des retards sur les transferts en devises des soldes de leurs comptes d'escale en Algérie, retards qui trouvent eux-mêmes leur source dans une réglementation nationale passablement dépassée, datant de l'année 1987 et de l'époque des monopoles commerciaux. La conséquence première est que les entreprises algériennes se retrouvent, en pratique, dans l'incapacité de négocier librement le coût du transport de leurs marchandises. Elles vont donc devoir supporter des surcoûts additionnels sur leurs importations comme sur leurs exportations, ce qui contribuera à éroder un peu plus leur faible compétitivité. Ainsi, au moment où elles attendaient des progrès dans leur environnement des affaires, elles se voient au contraire dépouillées d'un autre outil de gestion de leurs opérations de commerce extérieur. À l'échelle nationale, cela aura naturellement pour effet direct d'accroître un peu plus une facture des importations qui, comme chacun sait, a explosé au cours des huit dernières années. Mais, le plus grave, c'est que cette fermeture absurde de l'Incoterm FOB se superpose à une quasi-disparition de l'armement national, la Cnan traitant aujourd'hui à peine 1% du volume de nos échanges, au lieu des 35% qu'elle assurait dans les années 1980. Au-delà donc de l'impact négatif au plan financier, notre pays est de fait totalement exclu d'un marché aussi vital que celui du transport maritime mondial. C'est un instrument important d'orientation de nos échanges extérieurs qui est ainsi perdu et, avec lui, un pan de la souveraineté économique nationale. Pourquoi les autorités nationales ne réagissent-elles pas ? La question reste posée d'autant qu'après tout, le différend avec les armateurs étrangers est, en soi, loin d'être insurmontable. Tout se passe comme si, entre les différentes administrations concernées, chacune rejetait la balle à l'autre. Et puis, surtout, le différend avec ces armateurs n'est que la face immergée de désordres plus complexes ; cela fait si longtemps que, dans l'indifférence de tous, le système de régulation de notre commerce extérieur est livré à lui-même et que ses dysfonctionnements sont à chaque fois masqués sous une couche de plus en plus épaisse de gaspillage de ressources. Il faut savoir que la masse des surcoûts qui affectent depuis très longtemps la chaîne logistique de notre système d'approvisionnement externe est déjà passablement chargée, qu'il s'agisse des coûts d'approche, des taux de fret, des coûts portuaires, des coûts de transit, etc. Pour exemple, cela fait des années que l'on sait que le coût de transport en devises d'un conteneur vers Alger à partir des ports européens est supérieur de 40 à 50% par rapport au coût de transport du même conteneur à destination de Tunis ou de Casablanca. Les temps de transit dans nos ports se situent à des moyennes de 25-30 jours (cela fait d'ailleurs beaucoup de temps qu'aucune statistique officielle n'est publiée en la matière) alors qu'ils devraient être mesurés en heures. Les comités de facilitation qui, dans tous les ports du monde, coordonnent les tâches des nombreux intervenants, ne sont pas en place. Le système du couloir vert, pourtant déjà en vigueur il y a dix ans, a disparu et n'est toujours pas réactivé malgré une disposition légale prise en ce sens depuis trois ans. Le Conseil de la concurrence, lui aussi prévu par la loi depuis 1995, n'est toujours pas installé malgré les professions de foi de nos autorités. Et puis, comment un pays comme l'Algérie peut-il abandonner son pavillon national et comment peut-il se désintéresser à ce point des conditions du transport international de ses marchandises ? En définitive, le constat, c'est que l'ensemble des outils devant logiquement accompagner et encadrer l'ouverture de notre commerce extérieur ne sont toujours pas opérationnels ou restent dramatiquement inefficaces. L'actualité économique récente a été marquée par la médiatisation de plusieurs plaintes des services des douanes en matière de surfacturation des importations. Quel est selon vous l'ampleur et l'objectif de ces pratiques ? S'agit-il d'un phénomène récent ? Il est difficile, faute d'informations plus détaillées, de caractériser ce phénomène soulevé par les services douaniers. Le Code algérien des douanes reconnaît le principe de la valeur transactionnelle, en conséquence de quoi, ce sont les entreprises importatrices qui fixent et déclarent librement les prix en accord avec leurs partenaires commerciaux étrangers. Bien entendu, les services douaniers ont la possibilité de contester les déclarations faites par devant eux, s'ils ont des raisons de croire que les valeurs déclarées sont sous-évaluées ou surévaluées. La contestation de la valeur déclarée n'entraîne toutefois de dépôt de plainte devant les tribunaux que dans les cas où ces services douaniers disposeraient, dans l'hypothèse de prix surévalués, d'éléments sérieux et objectifs révélateurs d'un mouvement illicite de capitaux vers l'extérieur. Ainsi, il faudrait attendre les décisions au cas par cas des tribunaux saisis avant de se prononcer sur l'ampleur effective des pratiques constatées par l'administration douanière. Maintenant, il faut observer que les problèmes posés par la fuite de capitaux sont complexes et que leur traitement relève de l'organisation économique et commerciale, au sens large, et pas seulement de la technique douanière. Et à ce titre, tous les indicateurs tendent à montrer que le phénomène devient réellement préoccupant. Les derniers chiffres officiels publiés par l'ONS (Office national des statistiques) nous disent que les prix unitaires moyens à l'importation ont augmenté globalement de 23,5% entre 2010 et 2011. À ce niveau, cela devient réellement préoccupant. Et puis, pour les seuls produits alimentaires, l'indice a bondi de près de 40%, alors que le même indice publié par une organisation internationale comme la FAO laisse au contraire apparaître une légère baisse des prix mondiaux pour la même période. Alors, s'agit-il d'incompétence généralisée ? De malversations à une large échelle ? Ou peut-être des deux ? Les questions restent posées. Mais ce qui préoccupe encore plus, c'est que ce gaspillage généralisé de ressources rares ne suscite pas le moindre commentaire et n'appelle pas la moindre des remises en cause. Les factures tombent. Nous payons en silence, rubis sur l'ongle. Et chacun fait mine de regarder ailleurs. Faut-il rappeler que, même dans les pays développés, une augmentation des prix à l'importation de 5 à 10% (on l'a vu souvent pour des produits sensibles comme le pétrole) est vécue comme une menace économique et ne manque jamais de soulever des tempêtes de débats. Rien de tel chez nous, malgré la gravité d'une situation que décrivent de la manière la plus nette des chiffres officiels. Face à cette inertie inexplicable, force est de constater que l'ensemble des défenses immunitaires de notre système économique et commercial sont, aujourd'hui, complètement désactivées. Ce problème de surfacturation soulevé par les services douaniers renvoie donc à des causes plus profondes qui dépassent la bonne volonté de quelques fonctionnaires contraints, et c'est à leur honneur, de réagir dos au mur face à des problèmes qui relèvent de l'organisation structurelle de notre économie et de notre commerce. Rien ne dit plus à quel point les dérèglements sont profonds dans ce système qui régit aujourd'hui l'économie nationale. Les résultats du commerce extérieur au cours des premiers mois de l'année en cours semblent marquer un tassement des importations. Peut-il s'agir d'une tendance durable ? Pour parler de tendance, je ne peux manquer d'observer que cela fait quarante ans que nous n'arrêtons pas de décréter la réduction des importations pour constater, à chaque fin d'exercice, que l'évolution de celles-ci obéit à d'autres facteurs que ceux du bon vouloir de nos administrations. Je pense que cela vaut le coup de marquer un temps d'arrêt, de s'autoriser une réflexion plus sérieuse et de regarder la réalité en face. Et la réalité, c'est qu'à force de gestion bureaucratique de nos importations et, plus largement, de tout notre système d'échanges extérieurs, nous avons fini par développer la plus effroyable des dépendances extérieures : toute notre économie est suspendue au prix international des deux principaux produits que nous exportons et rien n'indique pour l'heure que cela doive s'arrêter un jour ; les 9/10e des balances commerciales bilatérales avec nos partenaires sont déficitaires ; les parts de satisfaction des besoins de notre marché par la production nationale sont en baisse dans tous les secteurs d'activité ; les déficits de notre balance des services ont été multipliés par quatre (4) au cours des cinq dernières années, etc. H. H.