Octobre 1961. 9 heures. La placette de la mosquée Cheikh Mohamed-Ben-Ahmed est éclairée par un soleil aux timides apparitions. Le ciel, ce matin-là, est clairsemé de nuages incohérents qui, effilochés par un vent automnal, laissent passer par intermittence des rayons de soleil têtus et opiniâtres, par moments pâles et incertains. Profitant de ce froid soleil, quelques bûcherons sont venus, tôt ce matin, proposer leurs fagots de bois exposés sur la placette. D'autres sont descendus tout simplement du “Village nègre" [1] fuyant leur taudis. Ils viennent réchauffer leurs membres engourdis par le froid, sous un tiède soleil endeuillé. La placette sert aussi de lieu de recrutement pour colons, qui trouvent une main-d'œuvre corvéable à merci. En attendant une hypothétique embauche journalière, les hommes et les enfants du Village nègre se dorent au soleil comme des iguanes. Ils descendent tous les jours à la placette pour oublier un peu l'incommodité de leurs gourbis et la énième nuit froide qu'ils viennent de passer sous l'unique “hanebel" [2] humide. 11 heures. Deux chars et une automitrailleuse traversent la placette à toute berzingue, suivis par des GMC pleins de militaires. Les camions s'arrêtèrent brutalement devant l'entrée du village indigène. Un capitaine hurla des ordres qui seront répercutés par des sous-officiers. Les soldats commencent alors à envahir les ruelles boueuses dans un bruit cadencé de rangers et de cliquetis de culasses qu'on malmène. En empruntant la route des Cimetières, les blindés se sont positionnés en haut du village. Mystère Il est maintenant 13 heures, en ce début d'après-midi d'octobre 1961. Une foule aérée de curieux est éparpillée de part et d'autre de l'entrée du Village nègre, côté boulevard de Taza. Le quartier est bouclé par les militaires depuis 10 heures. On chuchote. On s'interroge du regard. Tous appréhendent un malheur. La peur pour la sécurité des leurs se lit sur tous les visages. Généralement, quand il y a une rafle, il n'y a pas autant de militaires qu'aujourd'hui. La rafle fonctionne comme un clapet de non-retour. Dès que les gens sont dedans, ils ne peuvent ressortir qu'après avoir été malmenés, pressés de questions qui sont accompagnées de coups de godasse et de gifles. Quelques informations hachurées, contradictoires, quelquefois sans fondement, biscornues, viennent quelque peu satisfaire la curiosité des uns et tranquilliser les autres. Mais, aujourd'hui, c'est le grand branle-bas de combat. 13 heures. Soudain, des rafales de mitrailleuse 30 et 12/7 déchirent le silence, auxquelles répondent des rafales de Mat 49 et des tirs espacés de Masse 36. Le pot de fer contre le pot de terre. Les tirs de mitrailleuses s'arrêtent subitement. Seuls les staccatos des pistolets-mitrailleurs se font entendre par tirs sporadiques. Puis, une série d'explosions secouent les murs de terre des gourbis. Une épaisse fumée s'élève et enveloppe les masures avoisinantes. Un silence de cathédrale s'installe dans la foule des villageois. Une heure après, le quadrillage se desserre, deux chars descendent le boulevard de Taza. Sur l'un d'eux sont attachés trois cadavres en treillis. Ce sont des moudjahidine qu'on vient d'abattre au canon 120 mm. Flash-back Mohamed K.E.M. habite le Village nègre, quartier indigène où se disputent promiscuité, saleté des ruelles et maladies dans une repoussante précarité. C'est un enchevêtrement de gourbis faits de chaume et de tôle. Le quartier s'est dangereusement agrandi après l'opération de regroupement des populations rurales. Mohamed est un ancien combattant et un grand mutilé de la guerre d'Indochine. Sa maison, d'une relative habitabilité, construite sommairement en pierre et toit de tuiles romaines, est constituée de deux chambres, dont l'une fait office de cuisine et de salle de séjour. À son retour d'Indochine, Mohamed, croyant bénéficier de l'avantage que lui ouvre son statut d'ancien combattant, adresse plusieurs demandes pour bénéficier d'un logement à la cité musulmane qu'on vient d'inaugurer à la faveur du plan de Constantine. Mais, l'administration l'ignore superbement. Il est revenu chez lui en 1954, après la débâcle de Dien Bien Phu, avec un pied en moins. Ne mérite-il pas un minuscule deux-pièces ? Le 2e Bureau a-t-il des doutes sur le comportement de Mohamed ? Donc, par dépit pour ce mépris et cette indifférence, Mohamed entre de plain-pied dans l'OCFLN, en devenant collecteur d'effets vestimentaires, de cotisations et de médicaments. Son frère Ahmed n'hésite pas une seconde pour franchir allègrement la barrière et se retrouve un beau jour dans le camp ennemi, au sein de la section SAS de Théniet El-Had. Ahmed, suppôt de l'armée française, habite avec sa femme à la cité musulmane. À l'insu d'Ahmed, qui vient régulièrement rendre visite à sa mère, la maison de Mohamed est devenue un refuge pour les moudjahidine de passage. Une sorte de relais où ces derniers peuvent trouver gîte et couvert. Au début du mois d'octobre 1961, Ahmed bénéficie d'une permission qu'il s'apprête à passer auprès de sa mère, au Village nègre. Sans crier gare, il pénétre en cet après-midi du 6 Octobre, à 08 heures, dans la cour de la maison, créant la surprise générale. En le voyant, le sang de sa mère ne fait qu'un tour, car quatre moudjahidine sont chez elle depuis quatre jours. Une peur bleue s'empare de la pauvre femme, car craignant le pire pour son autre fils. “Il ne faut pas rester une minute de plus. Il faut que tu partes. Nous avons des invités." Pressée de questions par son fils, la mère n'a d'autre choix que de dévoiler l'identité des quatre invités. Toute tremblante, elle prie son fils de garder le silence. - Il y va de notre sécurité, lui dit-elle. Entre temps, un des maquisards [3] s'impatiente et ne tient plus en place. Il supplie ses camarades de partir. “Nous avons trop abusé de la bonté de la femme et de Mohamed. Nous pouvons leur attirer des ennuis si nous restons encore longtemps", leur dit Si Lorabi. Devant la ferme décision de ses camarades de rester encore une journée, Si Lorabi prend la décision de les devancer. Il rassemble ses affaires et sort par une petite porte donnant accès directement au cimetière de Si Bendjelloul et, de là, il doit regagner le secteur de Ghilès. Les quatre maquisards sont arrivés quatre jours auparavant dans un état des plus lamentables. Les yeux hagards, luisants, laissant trahir un ventre creux, les visages envahis par des barbes de forçat. Ce sont des loques humaines. Au bout de trois jours, leur physionomie s'est radicalement transformée. Le visage bien rasé, les habits propres, ils s'apprêtent à prendre le départ pour Ghilès, mais le destin en a voulu autrement. Ahmed va directement aviser la gendarmerie de la présence de "rebelles" chez son frère. “Ils ont menacé de leurs armes mon frère et ma mère. Ils sont leurs otages", ment Ahmed dans l'intention de sauver les siens. À l'intérieur, les trois responsables de secteur, Mohamed Doghmane, commissaire politique, Djillali Lamartine, responsable des renseignements et liaisons et Abdelkader Chikhoune, responsable des renseignements du secteur de Ghilès, sont en train de trier des documents, de compter l'argent qu'ils doivent remettre au chef de secteur de Ghilès, quand soudain un tremblement de terre secoue le quartier. C'est le vrombissement de deux chars, munis chacun d'un canon de 120 mm et d'une automitrailleuse. Un haut-parleur intime l'ordre aux "rebelles" de libérer les otages et de sortir les mains sur la tête. Sentant la fin qui arrive, les trois compagnons commencent à brûler les documents et les billets de banque qu'ils ont sur eux. Maintenant qu'ils se savent perdus, ils s'entrelacent et s'embrassent. À l'unisson, ils récitent la profession de foi. L'un d'eux crie un galvanisant “Allah Ouakbar" qui fait trembler les murs. Ils sortent dans la cour et commencent à tirer sur les soldats jusqu'à épuisement des munitions. Voyant qu'il ne peut les avoir vivants, le capitaine donne des ordres aux chars de tirer simultanément des obus, faisant voler en éclats la masure avec leurs occupants. Même détruite, la maison fait peur aux soldats, qui avancent avec mille précautions vers le tas de gravâts fumants. On retire les corps disloqués, ensanglantés des moudjahidine, sous les regards médusés de vieilles femmes agglutinées tout au long du trajet que doit emprunter le char chargé de son trophée macabre. Les cadavres sont exhibés à travers toutes les ruelles. Ils seront par la suite enterrés dans une fosse commune au cimetière Sidi-Ahmed-Bendjelloul. Ce jour-là, le Village nègre signe d'une énième signature le livre d'or de la Révolution. (*) M.-R. Y. Fils de chahid, retraité [1] Bidonville en amont de la ville constitué de taudis où habitent les indigènes [2] Epaisse couverture faite à l'aide de métier à tisser. [3] Il s'agit de Lorabi "Chinoui"