Les tyrannies s'imposent et se maintiennent par le mythe de l'invincibilité. D'être régulièrement déchus n'éradique point la race des dictateurs. Ils sont le fruit d'une maladive perversion du pouvoir qui, sans la critique, la résistance et les contre-pouvoirs, tend à se faire totalitaire. Le pouvoir semble en effet, par nature, hégémonique. Qu'ils finissent, pris comme des rats dans leurs terriers, écoeurant de dénuement et d'encrassement, ne nous préserve point de leur postérité. Les Irakiens ont attendu trente-cinq ans pour laisser exploser leur joie devant la fin, peut-être provisoire, de leur calvaire. À quelque chose malheur est bon : le risque qu'une alliance morbide entre Baath et islamisme faisait courir pour l'Amérique à imposer la libération des Irakiens. Le progrès technique a rendu la planète trop étroite pour les proscrits, en tout cas trop pour que les fugitifs espèrent quelque réelle existence, une fois au ban de ce justicier intermittent qu'on appelle “communauté internationale”. Il n'y a pas, en effet, d'illusion à se faire : la libération des Irakiens de la tyrannie n'est qu'un bénéfice collatéral d'une opération d'élimination de Saddam Hussein pour ce qu'il représente de menace militaire et terroriste pour l'Occident. Mais l'euphorie produite par la chute du régime et ensuite par l'arrestation de Saddam vaut bien qu'on considère que “Freedom for Iraqis” était bien un acte de libération. Les pouvoirs du monde arabo-musulman, aveuglément solidaires dans ce régime, devraient méditer la finalité morbide de cette association de régimes contre les remises en cause émises par leur peuple. Leurs télévisions, unanimes, parlaient encore de “résistance” et d'“opérations martyres” quand elles évoquent les attentats commis par les groupes issus des anciennes polices de Saddam et du parti baath. Le statut d'occupant des Etats-Unis, statut tout à fait conforme au droit international, ajoute au paradoxe : fêter une “libération” sous occupation ne correspond point, en effet, au cliché tiers-mondiste qui veut qu'on ne se libère que de l'occupant étranger et qu'on se libère encore moins de “son” régime avec l'aide de l'étranger. L'arabisme comme l'islamisme se rejoignent dans ce mythe fondateur de nos despotismes : l'ennemi est toujours l'Autre. Terrible bizarrerie de ces images d'un Bagdad en liesse parce que l'Autre nous débarrasse de notre despote. L'ennemi c'est donc parfois nous. La liberté est toujours provisoire, surtout quand on a la naïveté de se croire sorti d'affaire parce qu'on a brisé les chaînes. Il ne faudrait peut-être pas confondre ainsi une libération et un moment de délivrance. On voit d'ici, se préparer une relève où l'Irak libre ne “gagnerait pas trop au change. Paradoxe — encore un : Saddam sera certainement — et heureusement — jugé pour ses crimes contre l'humanité aux noms des droits de l'Homme et d'une” justice positive au moment où l'Irak glisserait dans l'escarcelle béante de l'islamisme qui fait l'affût aux amateurismes des transitions démocratiques. On voit mal, comment l'occupant pressé de se désengager empêchera le chiisme radical et dominant de s'imposer dans une évolution qui, par populisme, se légitime par l'adoption mécanique du découpage ethnico-religieux. Les libertés et droits de l'Homme tendent à constituer le marchepied de l'intégrisme quand ils cessent d'être une finalité pour se transformer en alibi. Les Algériens en savent quelque chose. Les Irakiens risquent d'en refaire l'expérience. Saddam est fini. C'est le moment de jubiler, puis de s'inquiéter. M. H.