"La décomposition du Liban en cinq provinces préfigure le sort qui attend le monde arabe tout entier (...). La désintégration de la Syrie et de l'Irak en provinces ethniquement ou religieusement homogènes, comme au Liban, est l'objectif prioritaire d'Israël (...) La Syrie va se diviser en plusieurs Etats, suivant les communautés ethniques, de telle sorte que la côte deviendra un Etat alaouite chiite ; la région d'Alep un Etat sunnite ; à Damas un autre Etat sunnite hostile à son voisin du Nord ; les Druzes (chrétiens ndlr) constitueront leur propre Etat, qui s'étendra sur notre Golan peut-être, en tout cas dans le Hourân et en Jordanie du Nord. Cet Etat garantira la paix dans la région, à long terme : c'est un objectif qui est maintenant à notre portée." Il s'agit-là du passage d'un article qui date de 1982, publié sous la signature d'Oded Yinon par la revue sioniste Kivounim, sous le titre "Stratégie d'Israël dans les années 1980", et cité par un prêtre arabe de Syrie dans une lettre ouverte qu'il a adressée, il y a quelques semaines, au président français François Hollande. Prémonitoire, l'article ? Ou plutôt bien informé ? En tout cas, à peu de détails près, les choses semblent se présenter selon le scénario exposé par son auteur il y a maintenant trente ans ! Après l'Irak, la Syrie En Irak, la messe est déjà dite. Le pays est matériellement détruit, géographiquement démembré ou en voie de démembrement, invivable sur le plan sécuritaire et politiquement ingouvernable. Le Kurdistan est autonome, la minorité chrétienne a été poussée à l'exode, et entre les chiites majoritaires et les sunnites, qui ont monopolisé le pouvoir sous Saddam Hossein, c'est une guerre qui ne veut pas dire son nom. D'ailleurs les sunnites menacent ouvertement d'aller vers la partition du pays, ce qui paraît, à terme, une issue inévitable. En Syrie, le scénario est en train de s'écrire sous nos yeux. Nul ne peut présager de l'issue du conflit, tant il gagne chaque jour en intensité et en complexité, engageant le pays sur la voie du chaos. Une chose est néanmoins sûre : rien ne sera plus jamais comme avant. Entre un régime alaouite ébranlé, mais dont la force de frappe militaire reste redoutable, et une rébellion, certes disparate et mal organisée, mais de mieux en mieux armée grâce aux monarchies du Golfe et à l'aide désormais assumée des capitales occidentales, avec la complicité évidente d'Ankara, l'issue est incertaine, même si elle est déjà sanglante et promet de l'être davantage. Villes et villages sont réduits à l'état de ruines par l'artillerie lourde du régime et la violence des combats. Les victimes seraient au moins 20 000, en majorité des civils. La population, prise entre deux feux et manquant de tout, fuit le pays par centaines de milliers, dans des conditions si déplorables qu'il n'est pas excessif de parler de drame humanitaire. Chars, hélicoptères de combat et avions de chasse du régime déversent leurs cargaisons mortelles parfois indistinctement. Ses milices, particulièrement violentes, multiplient les exactions et sèment la mort et l'effroi. De leur côté, les rebelles, qui disposent à leur tour d'armements lourds, ne sont pas en reste. Ils n'hésitent plus à adopter les méthodes violentes du régime, et certains éléments n'ont rien à envier, de ce point de vue, aux redoutables miliciens à la solde de Damas, pratiquant la torture et procédant à des exécutions sommaires. Cette tendance néfaste risque d'ailleurs de s'amplifier avec l'arrivée massive de djihadistes venus du monde entier leur prêter main-forte. Un scénario écrit d'avance ? Pendant ce temps, le Kurdistan syrien semble décidé à prendre son destin en main. Son drapeau flotte sur son territoire et ses dirigeants sont en contact étroit avec le Kurdistan irakien et le PKK turc. Ils affirment ne pas viser l'indépendance mais une large autonomie dans le cadre d'une fédération syrienne. Mais ils sont assez divisés sur la question. Ils ne prennent pas position dans le conflit, car autant ils ont de griefs contre Damas, autant ils se méfient du projet théocratique que l'on prête de plus en plus à la rébellion. D'un autre côté, de plus en plus d'analystes et d'observateurs, mais surtout de responsables occidentaux considèrent que le régime de Bachar al-Assad chutera immanquablement. Et l'on évoque, par-ci, par-là, l'éventualité de la création d'un Etat alaouite dans la région de Lattaquié, près des côtes. Dans un tel cas de figure, quid des Druzes ? Jusqu'ici, ces derniers soutiennent majoritairement le régime, qui les protège et garantit leur pratique cultuelle. Ils le préfèrent, surtout, au régime islamiste annoncé, qui pourrait mettre en péril jusqu'à leur existence. Et, si tel devait être le cas, ils entreprendraient logiquement tout pour créer leur propre Etat et garantir, ainsi, leur survie. Quant aux sunnites, majoritaires en Syrie et acteurs principaux de l'insurrection, ils ne semblent pas nourrir les mêmes projets pour leur pays une fois libéré. À Alep et sa région la tendance est à l'islam conservateur, voire rigoriste, tendance accentuée par l'arrivée massive de djihadistes et l'influence de plus en plus visible de prédicateurs wahhabites venus d'Arabie saoudite. On y serait favorable à un Etat théocratique pur et dur. À Damas et sa région, par contre, les sunnites seraient davantage favorables à un Etat démocratique plus ou moins moderne. Là aussi, la création de deux entités antinomiques n'est pas à exclure en cas de chute violente du régime. En fait, la "prophétie" d'Oded Yinon pourrait parfaitement se concrétiser. Alors, complot sioniste ? Manipulations occidentales ? Sans doute y a-t-il un fond de vérité dans ces interrogations. Mais une autre vérité, la plus importante, est à rechercher d'abord chez les dirigeants et les élites arabes, leur soif du pouvoir et leur propension à maintenir leurs peuples en état de soumission permanente. M. A. B