Présentation de l'événement Du point de vue interne de l'islam, la tradition présente toujours cet aspect de science religieuse à double volet : un volet objectif se rapportant à l'histoire vécue et à la transmission correcte des informations, avec utilisation d'une critique aussi hardie et aussi rationnelle que possible, et un volet spirituel où les actes du Prophète et de ses apôtres sont une source d'inspiration orale pour les croyants. L'événement qui nous intéresse, la Mubâhala, a eu le privilège d'avoir fait l'objet d'une révélation coranique, de même qu'il a été rapporté par la tradition. Les textes ne manquent pas à ce sujet. Cependant il faudra ici user correctement du commentaire coranique et des rapports de la tradition, pour ne pas dénaturer l'esprit de cet évènement et ne pas tomber dans les interprétations inspirées par les préoccupations sociopolitiques ou intellectuelles de chaque génération. Nous savons comment la tradition peut être manipulée par les écoles théologiques et comment littéralisme et ésotérisme se disputent l'authenticité des interprétations. Pour le cas de la Mubâ hala, nous devons surtout nous méfier, d'une part, des ajouts tardifs greffés sur la tradition originelle que purent inspirer les confrontations militaires islamo-chrétiennes, de même qu'il faut se méfier, d'autre part, des interprétations symbolisantes et subjectives, qui font appel à la mystiques trop élaborée, voire à la théosophie, "mystérisant" et dramatisant ainsi des événements vécus par leurs auteurs en toute simplicité humaine. Ordalie, défi, confrontation sont tous des termes inadéquats pour exprimer le sens et le but d'une rencontre historique qui réunit à Médine une délégation de chrétiens arabes de Najrân (Yémen) avec la première communauté musulmane. Au sens littéral, ibtihâl signifie: effort de prière. Dans le cas qui nous intéresse, cette prière "ardente" a un contenu précis: il y est demandé à Dieu de "maudire" ceux qui prêchent la fausse parole. C'est l'ultime position du Prophète, qui après avoir essayé de convaincre la délégation chrétienne de Najrân de l'authenticité de sa mission, s'offre en personne, avec les membres les plus proches de sa maison, comme victime au châtiment divin, pour convaincre ses partenaires de sa sincérité. Cet effort suprême, cette ardeur qu'il faut mettre ici en relief comme étant un trait psychologique de l'époque, a pour but de réaliser l'unité de "unicitaires" et de trouver, d'après le Coran, "la parole commune" à un monothéisme commun. Vue du côté musulman, cette entente si chère au Prophète a eu pour obstacle majeur le dogme relatif à la personne de Jésus. Nous savons que le premier islam s'efforce de rejoindre l'essentiel de la doctrine chrétienne sur le thème central du christianisme et proclame que Jésus est "Verbe" et "Esprit de Dieu". Cette affirmation, semble-t-il, suffit à attirer la sympathie et parfois la conversion des chrétiens arabes, coptes ou éthiopiens. Du point de vue de la foi musulmane, cette proclamation n'est pas seulement un souci historique de retrouver l'unité monothéiste, elle est un point de révélation divine, qui loin d'être une simple concession à l'entente des "unicitaires", est plutôt reconnaissance par l'autorité divine de la situation privilégiée de la personne de Jésus (Verbe et Esprit de Dieu), tout en s'acharnant par ailleurs à prêcher le Dieu absolument unique qui ne saurait avoir de fils. C'est sur ce point qu'intervient la Mubâhala. A défaut d'entente, elle a pour résultat de montrer que l'unicité monothéiste passe avant l'union des monothéistes, qu'il fait pourtant rechercher et sauvegarder. Reconnaître une doctrine commune sur un grand nombre de points et confirmer des divergences sur quelques autres points, tout en respectant les positions du partenaire chrétien, tel a été l'aboutissement de la Mubâ hala, comme nous le verrons ci-après dans les détails de la tradition. Ainsi, pour le chrétien soucieux de mieux connaître l'islam, tout comme pour le musulman qui désire se dégager de ses complexes de rivalité islamo-chrétienne, la Mubâhala n'est pas un simple fait historique qu'on peut isoler de tout contexte doctrinal. Pour l'islam, ce fait historique est accompagné de révélation, et il a pour cette raison une certaine densité théologique. Non seulement le Prophète agit pour convaincre ses partenaires, mais Dieu le fait agir pour mettre en relief sa sincérité, car la Mubâhala est proposée sur ordre divin. Il ne lance pas de défi, mais il fait éclater l'ardeur de sa foi monothéiste, comme le lui prescrit la révélation coranique, allant jusqu'à proposer le sacrifice de sa personne et des êtres qui lui sont chers, "les gens de sa maison la plus intime". Cependant, il faut noter qu'en dépit de cette densité théologique, il y a dans le récit de la Mubâhala bien des incidences historiques. II y a d'abord le fait que les chrétiens de Najrân ne représentent pas toute la chrétienté arabe, que, par ailleurs, la délégation elle-même, excepté peut-être un seul homme, n'était pas composée de personnes hautement instruites de leur religion, et qu'enfin leur contact avec l'islam n'avait pas plus de buts religieux que de buts politiques visant à obtenir l'amitié du Prophète triomphant. Ordalie, défi ou confrontation islamo-chrétienne sont donc des termes forcés en incapables de donner une idée exacte des événements et de la position doctrinale que précise la Mubâhala. Le récit d'après Ibn Hisham (biographie du prophète) "Voici ce que rapporte Ibn Ishâq: La délégation des chrétiens de Najrân vint voir le messager de Dieu - que la bénédiction et la paix soient sur lui. Ils étaient au nombre de soixante hommes sur montures, parmi lesquels se trouvaient quatorze dignitaires, dirigés par trois chefs auxquels revenaient toutes les décisions. Ces trois chefs étaient: Al-'Aqib, celui qui détenait le commandement dans la population de Najrân, qui était consulté pour toute décision à prendre et dont l'avis était indispensable en toute circonstance. Son nom était 'Abd al-Masîh. Al-Sayyid était leur intendant. Il s'occupait de l'organisation de leur voyage et de leurs réunions. Il s'appelait Al-Ayham. Abu Hârita Ibn 'Alqama, l'un des membres de la fraction Banû Bakr b. Wâ'il était leur évêque, leur homme de science, leur chef spirituel ; il dirigeait aussi leur école religieuse, midrâs. C'est Abu Hârita qui acquit la plus haute dignité dans le Najrân. Il était si bien versé dans l'étude de leurs écritures qu'il devint un véritable spécialiste des sciences religieuses. Les empereurs chrétiens de Byzance l'avaient élevé au rang de dignitaire, lui versant de fortes subventions et l'investissant de charges officielles. Des églises lui furent édifiées et il put bénéficier de grandes largesses de la part des Byzantins, à cause de sa renommée d'homme de science et à cause des efforts qu'il prodiguait dans le domaine religieux. Quand la délégation quitta Najrân en direction de Médine, Abu Hârita se trouvait monté sur une mule et avait à son côté l'un de ses frères nommé Kûz b. Alqama. Il advint que la mule d'Abu Hârita trébucha; Kûz s'écria alors: "Malheur à l'étranger" (comme pour parer au mauvais augure), visant par là le messager de Dieu. "Que le malheur retombe plutôt sur toi", répliqua aussitôt Abu Hârita. "Pourquoi donc, mon frère ?", interrogea Kûz. "Par Dieu, répondit Abu Hârita, c'est bien le prophète que nous attendons." "Qui t'empêche de le suivre, alors que tu sais bien cela ?", répliqua Kûz. "Ce que ces gens (les Byzantins) ont fait pour nous, répondit Abu Hârita. Ils nous ont ennoblis, subventionnés et couverts de leurs largesses ; mais ils ont décidé avec cela de s'opposer au Prophète. Si moi-même je m'engageais à le suivre, ils retireraient de nous toute l'aide que tu vois." Kûz garda le secret de ce témoignage apporté par son frère, jusqu'au jour où il se convertit à l'islam. C'est lui-même qui en faisait le récit, par la suite, d'après ce qui m'a été rapporté. Quand la délégation arriva chez le messager de Dieu à Médine, les hommes pénétrèrent à l'intérieur de la mosquée du Prophète, au moment où celui-ci venait de terminer la prière du 'asr. Ils étaient vêtus de costumes yéménites, en tuniques et toges, dans le plus bel apparat des Banul-Hârit b. Ka'b. Ceux des compagnons du Prophète qui les ont vus ce jour-là racontent qu'ils n'ont jamais vu, après eux, aussi belle délégation. Quand arriva l'heure de leur prière, ils se levèrent pour célébrer leur office. Le messager de Dieu dit à ses compagnons : "Laissez-les faire." Ils dirigèrent leur face vers l'Orient au cours de cette cérémonie. Les noms des quatorze chefs de la délégation sont, toujours d'après ce que rapporte Ibn Ishâq: Al-Aqib qui est 'Abd Al-Masîh, Al-Sayyid qui est Al-Ayham, Abu Hârita ibn 'Alqama des Banu Bah b. Wâ'il, Aws, Al-Hârit, Zayd, Qays, Yazîd, Nubayh, Khuwaylid, 'Amr, Khalid, 'Abd Allah et Yuhannas. Ces quatorze dignitaires conduisaient une délégation de soixante hommes sur montures. Abu Hârita Ibn 'Alqama, Al-Aqib 'Abd al-Masîh et Al-Ayham al-Sayyid furent ceux qui adressèrent la parole au messager de Dieu. Le messager de Dieu dit aux chefs religieux qui lui parlaient: "Convertissez-vous." Ce à quoi ils répondirent : "Nous sommes déjà convertis." "Vous ne l'êtes pas encore, mais faites-le maintenant", affirma encore le Prophète. "Nous sommes convertis avant toi", répliquèrent les chefs najrâniens. Le Prophète dit alors: "Vous mentez. Ce qui vous empêche d'être convertis, c'est votre proclamation que Dieu a un fils, votre adoration de la croix et votre consommation de la viande de porc." Ils lui posèrent ensuite la question suivante: "Qui est son père (le père de Jésus), ô Muhammad ?" Le messager de Dieu se tut et ne leur fit aucune réponse. C'est après cela que Dieu fit descendre sur Son messager la révélation au sujet des croyances chrétiennes et de la personne de Jésus en quatre-vingts et quelques versets dans le début de la sourate de Al 'Imrân. Le verset de la Mubâ hala compris dans cette révélation est le suivant: " S'il y a encore des gens qui persistent à argumenter contre toi sur la personne de Jésus, après la science révélée que Nous t'avons donnée à son sujet, tu leurs diras: "Venez donc, que nous convoquions nos enfants et vos enfants, nos femmes et vos femmes, nos personnes et vos personnes, et que nous adressions ensemble une prière ardente à Dieu pour qu'il jette Sa malédiction sur ceux d'entre nous qui proclament le mensonge". (à suivre)