Pourquoi le théâtre est-il toujours ailleurs ? Telle est en effet cette maudite énigme similaire à celle de la Sphinge et que l'on s'échine à résoudre comme Œdipe, non pas pour narguer une implacable fatalité et aspirer à un monde parfait (chose illusoire puisque, paraît-il, Œdipe n'a fait qu'accélérer un destin funeste) mais au moins pour décadenasser les voies et les voix de la liberté. “À tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim". Jules Valles À l'occasion de cette 45e édition du Festival national du théâtre amateur, qui se déroule actuellement à Mostaganem, je ne commettrai point devant vous l'impardonnable impudence d'aborder ici ce théâtre où on parle de pièces (création artistique) auxquelles nos artistes donnent naissance par cet authentique acte de procréation empli d'amour, de noblesse et de génie, en consacrant un temps considérable, un talent fou et avec des moyens dérisoires. Il ne s'agit pas non plus de ce théâtre où sur ces planches de bois patinées (témoins de vocation et de labeur), les martellements solennels du “Brigadier" viennent imposer cette révérence que nous devons tous à cette scène, à cet espace d'obstétrique qui donne naissance à une œuvre qui, animée et dotée d'un “patronyme", prendra corps, grandira et revendiquera sa place dans notre mémoire collective. “Une pièce de théâtre, c'est quelqu'un. C'est une voix qui parle, c'est un esprit qui éclaire, c'est une conscience qui avertit", a dit Victor Hugo. Serais-je en mesure d'évoquer ce théâtre, balloté comme le radeau de la méduse mais ô combien si précieux “fluctuat nec mergitur"! Alcôve de toutes les interactions, tel un accélérateur de particules qui, de manière extrêmement imperceptible, complexe et en l'espace d'un instant si fluide et fulgurant, fait que l'imprévu se réalise : un ardent fusionnement d'émotions et d'états cognitifs jusque-là enfouis et insoupçonnés ; inestimable opportunité à toutes ces maïeutiques mentales et intellectuelles si essentielles. Telle devait être cette potion magique plusieurs fois millénaire, avec laquelle le théâtre, en parfait thaumaturge, se proposait d'exorciser nos chimères pour autant que les collaborations et les mobilisations nécessaires soient de manière indéfectible au rendez-vous. En effet, quel meilleur salut qu'une parfaite osmose entre le pathos et le logos, l'émotion et la gnose. “Le théâtre c'est la superbe exaltation de la vie, la concentration des émotions, la possibilité de crier devant un public les secrets les plus intimes du cœur humain". C'est ainsi que le romancier et dramaturge canadien Jean-François Somain résumera l'essence de cet art si noble. Non ! Ce n'est pas de ce théâtre-là que je voulais parler, ni de ces lieux si intimes où , pendant des instants magiques, le Scaramouche-oracle accomplira ce miracle dont il est le seul à détenir les secrets, et qui consistera à nous faire voyager dans le temps, à nous projeter dans une dimension où le rire, la réflexion, l'introspection et les méditations existentielles deviennent les seuls hôtes, les seuls maîtres des lieux, et peut-être les seuls artisans d'une certaine forme d'affranchissement et d'émancipation... si toutefois cet art si noble et antique réussissait cette inconcevable prouesse de s'imposer avec sa propre logistique (formation-recyclage-financements publics , mécénat, parrainage...), un statut moins insultant et un large public toujours attentif, fidèle et disposé à toutes ces conscriptions hargneuses et empressées à défendre ces rares îlots culturels menacés (théâtre-cinéma-musique-peinture-littérature...) où prend forme dans la douleur et le chaos notre patrimoine culturel “national". Donnons-lui seulement le respect qu'il mérite quant à ces autres turbulences fatales qui l'ont traversé et qu'on s'empresse parfois de lui reprocher (problématique linguistique : idiome ou arabe classique ; hésitation entre l'ancrage dans des contingences sociétales familières et intelligibles : réalité de la société algérienne et référents historico-religieux statiques, ou appropriation aventureuse d'un répertoire universel dynamique), il trouvera en lui-même l'énergie et les techniques nécessaires pour dépasser ces écueils transitoires. Lorsque les épiphénomènes tiennent lieu d'œuvre artistique et de spectacle Il est prématuré de définir ce que sera la mouture de cette édition-2012 que les organisateurs présentent comme ambitieuse et innovante, néanmoins il fût un temps, pas aussi loin que les années précédentes, où les gestionnaires de ces deniers publics alloués pour la promotion de cette activité théâtrale enguenillée, d'authentiques Scapins natifs de cette même ville symbolique, haut lieu de pèlerinage artistique, n'éprouvaient aucun scrupule à grignoter dans l'impunité la plus totale une partie de ce pactole déjà insuffisant et concédé parcimonieusement pour que le peuple puisse hypothétiquement (car une fois par an) tisser ces liens si fragiles et précaires avec cette noble institution incontournable parmi tant d'autres dans le devenir d'une nation. “D'autant plus que le théâtre et les autres arts produisent du sens, des biens symboliques... un lieu essentiel de la culture nationale... Ainsi, il est temps que l'environnement immédiat considère le théâtre et les autres arts comme des éléments essentiels dans la définition de notre identité et la construction d'une image positive de l'Algérie." Faces d'une même médaille, paire d'effigies antinomiques et inconciliables, liées par une gémellité diabolique, là où il y a pièces de théâtre, il y a forcément ces pièces sonnantes et trébuchantes dont usent et abusent les organisateurs de spectacles, véritables arlequins et aigrefins incorrigibles. On est souvent moins fasciné par ce théâtre de Scaramouche et de sa bande que par l'autre spectacle des escarmouches au sujet des escarcelles où un génie et un talent d'une autre griffe se met à l'ouvrage dans des coulisses d'un autre genre. Le monde de l'art s'éclipse et fait place au royaume des arrhes et des busards. Peut-être, penserait-t-on que sans peintres, sans musiciens, sans écrivains, sans troupes théâtrales et sans tous les autres artistes, il n'y aurait ni ministère de la Culture ni festival, ni orgies et bouffonneries. Ceci est peut-être valable ailleurs, mais nous avons, chez nous, réussi à créer une forme de méta-théâtre. Les véritables artistes sont assurément ces créanciers et ces organisateurs de l'art, ceux qui détiennent le budget de ces manifestations culturelles. C'est uniquement là où il nous est possible d'assister à l'art dans toute sa splendeur : surfacturation, emplois fictifs, dilapidation, malversations, clientélisme, népotisme... Là où se trouve l'argent public rodent, tels des oiseaux de proie, les plus talentueux et les plus voraces des acteurs-prédateurs. Même moribonde, la culture n'est qu'un prétexte parmi tant d'autres qui donne sens au règne de ces bureaucrates de malheur et légitime tous les caprices de leur autorité. Arrivera-t-on à trouver un large public résolu à se préoccuper de l'état des lieux du théâtre algérien en particulier, à s'enquérir du parcours de nos troupes théâtrales, à s'informer et à s'approprier l'enseignement décisif véhiculé par cette institution ? Peu de temps avant de mourir, excédé et empli d'amertume, Ould-Abderrahmane Kaki, avec un langage franc, incisif et délibérément trivial au point d'illustrer les aspirations d'un peuple qui ne semble pas avoir évolué, a dit : “N'évoquez surtout pas la culture, personne ne vous écoutera. Il est plus sensé, rationnel et intelligible pour le commun des mortels de parler de pomme de terre." Plusieurs années plus tard, les mêmes critiques sont assénées par deux spécialistes. “Le théâtre, au même titre que les autres formes artistiques, connaît une crise extrêmement profonde... marqué par une extraordinaire paralysie et une organisation trop obsolète... Certains gestionnaires représentent un danger réel pour l'avenir de l'institution théâtrale." (2) À défaut d'une véritable révolution en matière de hiérarchisation du fait culturel parmi nos priorités nationales et d'une volonté politique acharnée, nous continuerons à subir ces mêmes simulacres qui pousseront tout le monde à se contenter de grives faute de merles. Si cet art scénique, né dans la douleur et le dénuement, persiste à susciter des mécontentements, car invariablement en deçà des folles espérances des puristes, l'ambiance festive et gastronomique que le festival créera palliera toutes les autres déficiences de fond. C'est la réponse du berger à la bergère. Mondanités, festins, opportunismes et défoulements tous azimuts deviendront l'attraction suprême, le seul spectacle le plus assourdissant, le plus ostentatoire et le plus mémorable. L'art théâtral sera réduit alors à un insignifiant prétexte à toutes ces orgies. Le théâtre finira, si nous n'y prenions pas garde, par ressembler davantage à ces “ouaâda, tâam et zerdas" de ces saints plus nombreux que les étoiles de la Voie lactée, érigés malgré eux en véritables totems, sources de folklore et pourquoi pas aussi de festival annuel (syncrétisme et modernité oblige). Magma de chair humaine, concrétion de puristes, de néophytes ou de simples curieux que des aînés avaient conditionnés à ces rituels trivialement jouissifs. À l'instar de tous ces saints mystérieux ensevelis à quelques mètres de ces kermesses et dont nul n'osera prétendre connaître la généalogie, la biographie ou le message. Ainsi voguera le théâtre (ses metteurs en scène, ses réalisateurs, ses comédiens). Chronique embuée et évanescente qui n'est qu'une aubaine parmi tant d'autres qui se pointe subrepticement comme toutes ces journées mondiales ou nationales, prétexte dérisoire aux foules et à leurs marmailles pour se déverser dans ces clairières urbaines disparates et propres à toutes formes d'exutoire. Dans cette station balnéaire de la ville des Mimosas et d'Ould-Abderrahmane Kaki, kaâba de tous les compromis et compromissions, la liesse, le gîte et le couvert et autres divertissements et dérivatifs annexes justifient depuis longtemps une partie d'un budget initialement alloué pour maintenir sous perfusion un art qu'on a tout fait pour figer au stade de chrysalide. Tout ce bazar extra artistique, pourtant tributaire de cette noble manifestation, demeure royalement et de très loin plus attractif et nutritif que ces fugaces représentations culturelles qui seront illico presto chassées de nos mémoires une fois les bivouacs démontés. Notre subconscient ne retiendra que les émotions charriées par nos sens subalternes et la promesse pour l'année suivante d'une autre invitation au plaisir de la bonne chair. En finira-t-on un jour avec toutes ces concupiscences para-théâtrales ? Le “prétexte" est la matrice du diable qui n'annonce ni projet ni finalité hormis l'irrépressible volonté de reproduire et de maintenir un cycle d'artifices, de mystifications, d'obscurantisme et de servitude. L'histoire est un prétexte pour la conquête et la reconquête du pouvoir. La religion est un prétexte à toutes les guerres, les ressentiments et la négation du futur. Le sport est l'ultime prétexte pour tous nos honneurs et gloires bradés çà et là et que l'on s'échine vainement à reconquérir. Le Ramadhan est un prétexte pour nos sacrilèges et pulsions blasphématoires : voracité, cupidité, violence. Tout ce que nous simulons théâtralement dans notre foi et dans notre vie profane se mue en mascarade. L'outrage et la démesure dans le culte comme dans le loisir. La culture n'échappe pas elle aussi à cette règle, à ces schémas, à ce fétichisme. Espérons que cette édition 2012, qui s'annonce plus ambitieuse et innovante par tous les gages d'un travail élaboré et offensif que ses organisateurs essayent de faire valoir (“halqas" dans les places publiques, séminaires et conférences, lecture des textes théâtraux pour enfants, exposition de photographies, récitals poétiques, essaimage des représentations à travers quelques communes limitrophes...), inaugurera une prise de conscience des véritables enjeux et un désir sincère de se libérer de cette politique de l'évènement ponctuel et du spectaculaire sans lendemain. Mœurs politiques si coriaces dénoncées gentiment un jour par le professeur A. Cheniki, et qui lui ont probablement valu un ostracisme insultant. (3) Espérons que chaque pierre ajoutée à cet édifice éreintant ne sera pas qu'une énième opération de marketing. Espérons que la société civile consentira un jour à apprécier à sa juste valeur la mobilisation de tous ces gens du métier et de terrain qui déploient dans un admirable bénévolat, une énergie fort louable (conférenciers, formateurs, troupes théâtrales, quelques rares organisateurs intègres et dévoués...). Espérons que cette dynamique de proximité, d'enseignement, de communication et de transmission de l'art scénique infestera l'ensemble des communes et des écoles. Espérons que notre formidable théâtre suscitera l'attention qu'il mérite de la part des pouvoirs publics (refonte législative-politique culturelle nationale -diversification des subventions-choix des gestionnaires et requalification des prérogatives...) “Nous voulons de la vie au théâtre, et du théâtre dans la vie." Jules Renard Notes de Renvoi (1), (2) “Le théâtre en Algérie, état des lieux et propositions de sortie de crise", document réalisé par A. Cheniki (professeur à l'université de Annaba, professeur invité à l'université Paris3-Sorbonne nouvelle et à l'université d'Artois) et M. Boukrouh (professeur à l'université d'Alger). (3) Ahmed Cheniki : “Suis-je sur une liste noire des personnalités culturelles indésirables en Algérie ?", “le Soir d'Algérie" du 11/07/2009. “Ayant explicitement pris position, dans mes articles, contre les manifestations ponctuelles que constituent de nombreux festivals et des événements trop peu opératoires... ma position critique aurait poussé les organisateurs à insister sur ma mise à l'écart alors que je ne pouvais pas participer, par principe, à ces événements qui, selon moi, n'apportent absolument rien à la culture nationale." M. M. (*) Universitaire