La décision du nouveau ministre de l'Industrie de remettre sur le tapis le dossier de la stratégie industrielle est une initiative louable. Toutefois, les prémices du chantier qui vient d'être lancé laissent craindre que l'initiative aboutisse à une énième itération d'un exercice qui n'aura pas d'impact sur la situation de l'industrie algérienne. Près de quarante ans après la prise de Saïgon, les Vietnamiens sont toujours fiers de faire visiter à leurs hôtes les grottes de la piste Ho Chi Minh à partir desquelles les troupes Viêt-Cong allaient attaquer les forces américaines. Cette fierté démontre l'ingéniosité du peuple vietnamien, sa persévérance et sa volonté inébranlable de bouter l'envahisseur hors de leur pays. C'est cette même fierté qui inspire aujourd'hui les Vietnamiens dans leur volonté de faire de leur pays une puissance industrielle mondiale.Peut-être autant que les Vietnamiens, sinon davantage, les Algériens peuvent légitimement être fiers des qualités et valeurs qui les ont fait triompher du colonialisme. Mais chez nous ces vertus semblent avoir été oubliées quand il s'agit de réussir les grands desseins nationaux. En particulier, elles n'inspirent pas les politiques économiques que l'Algérie a du mal à mettre en œuvre depuis les dernières décennies. La réussite industrielle du Vietnam, comme celle de la Corée du Sud hier ou de la Chine tout récemment, sont dues principalement à ce qu'on a appelé le “désir de croissance" : une volonté portée par une ambition forte qui mobilise intelligemment les énergies locales(1). Comment peut-on décliner le désir de croissance algérien en termes d'industrie ? Il tient en un certain nombre de principes parmi lesquels deux sont déterminants : reconnaître les exigences de la globalisation de l'économie mondiale et créer la confiance entre l'Etat et les entrepreneurs. Que nous apprend la globalisation de l'économie mondiale en matière d'industrie ? La globalisation consiste principalement en l'élargissement de l'économie mondiale vers ce qu'on appelle aujourd'hui les pays émergents. Cet élargissement a été rendu possible grâce aux entreprises de ces pays qui ont réussi à devenir des champions mondiaux. Et c'est dans leur sillage que d'autres entreprises, petites et grandes, ont pu tirer toute l'économie de leur pays comme on l'observe en Chine, en Inde, au Brésil, en Turquie, au Vietnam.... Contrairement à ce qu'on a cru au départ, ce n'est pas le coût faible de la main-d'œuvre qui est à la base de ces succès industriels. Ces réussites sont le résultat des stratégies entrepreneuriales des entreprises elles-mêmes. Des stratégies fondées sur l'adoption des dernières technologies de production, qui permettent d'assurer une compétitivité élevée, et sur la recherche constante de l'innovation. Ce sont là les raisons qui ont permis aux pays émergents de faire des progrès extrêmement rapides : en 1995, ces pays plaçaient à peine 20 entreprises dans le classement Fortune 500, alors qu'en 2011 celles-ci sont 125 dans ce même classement ! Qui sont ces champions ? Pour la plupart, ce sont des entreprises privées. Lorsqu'elles sont publiques, leur management est confié à des équipes professionnelles. Ce sont toutes des entreprises qui se sont internationalisées pour justement tirer profit des possibilités des marchés globalisés. Elles le font en investissant à l'international selon toutes les formes possibles : investissements directs, prises de participation ou acquisitions complètes d'entreprises étrangères... C'est ainsi que le Chinois Lenovo a acheté la division PC d'IBM ou que son compatriote Geelyen a fait de même avec Volvo, que l'Indien Tata a acquis Corum le sidérurgiste anglais et les marques Jaguar et Land Rover, et que l'autre Indien Mittal a pris le contrôled'Arcelor... Qu'a-t-on fait chez nous dans cette direction ? Rien ! Même Sonatrach - qui a tout le potentiel pour devenir un “global player" - ne figure honorablement dans les classements internationaux que par son seul chiffre d'affaires. En réalité, les politiques industrielles algériennes ont toujours tourné le dos à l'international. Même dans les années 1970 où l'industrialisation a été considérée comme une priorité nationale, au lieu de s'insérer dans l'économie mondiale, on a voulu bâtir une industrie tournée exclusivement vers le marché national. Les investissements considérables alors injectés dans l'industrialisation auraient pu donner naissance à des entreprises compétitives, adossées à des partenaires étrangers pour s'insérer immédiatement sur les marchés mondiaux. Au lieu de cela, on a abouti à des installations industrielles, certes imposantes pour la plupart d'entre elles, mais rapidement obsolètes car coupées des marchés concurrentiels. Il aurait fallu aussi donner à ces entreprises un management professionnel et non confier leur direction à des colonels à la retraite ou à des amis politiques sans compétences de gestion. L'ouverture de l'économie algérienne à partir du début des années 1990 aurait dû s'accompagner d'une ouverture simultanée de notre industrie vers l'international. Mais l'interdiction par la Banque d'Algérie de transférer des capitaux à l'étranger reste toujours en vigueur et ferme à l'Algérie tout espoir de tirer profit de la mondialisation. Le dernier avatar de cette volonté de fermeture est venu avec la fameuse règle des 49/51 qui a clairement signifié le refus de l'Algérie de s'insérer dans la globalisation. Cette défiance vis-à-vis des IDE et l'interdiction aux entreprises algériennes d'investir à l'étranger s'ajoutent à une situation de grave déficit de confiance entre l'Etat et les entreprises algériennes. Depuis l'Indépendance, pour des raisons idéologiques qui pouvaient s'expliquer par le passé, l'Etat algérien a montré une grande méfiance envers l'entreprise privée. Or l'expérience mondiale a démontré de façon incontestable que toutes les réussites industrielles et économiques des pays ont été le fait de l'entreprise privée. C'était le cas par le passé ; c'est encore le cas aujourd'hui, même dans les pays qui ont conservé un régime communiste comme la Chine ou le Viêtnam. De plus, comment peut-on attirer des investisseurs étrangers si, au même moment, l'Etat continue à stigmatiser les entreprises locales ? Si l'Algérie doit développer son industrie, elle ne pourra pas le faire sans une participation significative de l'entreprise privée locale. Pour cela, le regard de l'Etat sur l'entreprise privée algérienne devra obligatoirement changer. Le changement consiste à passer d'une attitude de défiance à une volonté claire de travailler en partenariat avec l'entreprise privée. Comment y arriver ? Ce n'est pas en engageant de nouvelles études ou évaluations, aussi subtiles soient-elles, que l'on pourra briser la glace. Ce qu'il faut ce sont des signaux forts que l'Etat devra donner pour témoigner de sa volonté d'établir ce partenariat nécessaire. Ces signaux forts gagneraient à être traduits dans un “Pacte de confiance" par lequel l'Etat prendrait des engagements fermes du type suivant : réaffirmation du principe de la liberté d'entreprendre en décidant de n'imposer aucune forme d'autorisation préalable aux investissements ; lever l'interdiction d'investir à l'étranger par les opérateurs algériens ; s'engager à stabiliser le cadre réglementaire régissant les activités économiques et ne le faire évoluer qu'après une concertation suffisamment murie avec les opérateurs ; décider de mettre à la bourse d'Alger certains “joyaux" du secteur public pour crédibiliser sa volonté de créer un vrai marché financier dont l'économie algérienne a cruellement besoin...(2) La liste de ces gestes n'est évidemment pas exhaustive, l'important ici c'est la valeur symbolique des gestes. Bien sûr, l'exercice de stratégie industrielle reste toujours pertinent. Mais, comme disait Napoléon, l'important dans la stratégie c'est le mouvement. Les exercices de stratégie que les ministres successifs de l'industrie ont lancés ont souvent produit des réflexions de grande qualité car ils ont chaque fois réuni des compétences avérées. Malheureusement, ils n'ont été suivis d'aucune action concrète. Et il n'y a aucune raison pour que la dernière initiative du nouveau ministre de l'Industrie connaisse un sort différent. Le problème n'est donc pas dans la qualité de la réflexion mais dans la pertinence de la démarche. Reconnaître au plus haut niveau de l'Etat que la globalisation est une opportunité exceptionnelle pour l'industrie algérienne et changer son attitude vis-à-vis de l'entreprise privée sont des passages obligés si l'on veut provoquer le déclic indispensable pour amorcer un réel processus d'industrialisation de l'Algérie. Avec sa désormais célèbre notion “d'intention stratégique", le grand C. K. Prahalad a battu en brèche le principe classique selon lequel la stratégie doit forcément se limiter aux ressources dont on dispose(3). Dans le contexte algérien, cette notion prend toute sa pertinence car l'essor de notre industrie n'est pas dans l'ampleur des ressources financières que nous pourrions consacrer à cet objectif. Il est surtout dans l'ambition de ses entrepreneurs si ceux-ci trouvaient le cadre nécessaire pour s'exprimer totalement ; et mettre en place ce cadre propice c'est précisément l'objectif cardinal auquel devrait s'atteler l'Etat dans sa stratégie industrielle. Ces entrepreneurs ne demandent à l'Etat ni passe-droits, ni avantages exceptionnels en dehors de ce que prévoit la loi. Bien sûr qu'il faille faire le tri entre les entrepreneurs qui s'alimentent à la rente et les véritables créateurs de richesses et d'emplois. Ces derniers sont de vrais patriotes ; ce sont eux qui sont les guerriers dont nous avons besoin dans les batailles économiques d'aujourd'hui et de demain. Et ce n'est qu'avec eux que l'Algérie pourra un jour devenir une grande nation industrielle. S. S. *Consultant en management (1) Najy Benhassine, économiste à la Banque mondiale, a magnifiquement illustré le concept de “désir de croissance" dans les pays du Sud-Est asiatique lors de la conférence-débat qu'il a donnée le 18 juin 2011 au think-tank “Défendre l'Entreprise" (2) On peut décider, par exemple, de mettre à la bourse d'Alger des paquets d'actions de Sonatrach, de Sonelgaz, d'Air Algérie ou d'Algérie Télécom. (3) La notion d'intention stratégique été proposée pour la première fois par C. K. Prahaladet Gary Hamel dans un article célèbre paru dans la “Harvard Business Review" dans sa livraison de mai-juin 1989. Ils y expliquent comment de toutes petites entreprises japonaises ont pu croître et contester la suprématie des champions industriels américains.