«Le blocage de la raison dans la pensée musulmane est-il bénéfique ou maléfique pour l'islam ? » est le titre du livre de Razika Adnani publié chez Africorient. L'ouvrage, écrit en langue arabe, se distingue par son style fluide et accessible inhabituel chez les philosophes. Un style que l'auteur a choisi car, pour elle, la responsabilité de l'intellectuel envers son idée est de la transmettre et il ne peut le faire que s'il s'adresse aux autres dans un langage compréhensible par le plus grand nombre. Sa responsabilité devient encore plus grande « Quand la nation est en crise, quand les problèmes la bousculent de toutes parts et que le temps semble se resserrer autour d'elle », comme elle le dit dans l'introduction. L'auteur commence son livre en racontant comment, selon elle, toutes les problématiques qui forment la pensée musulmane conduisent à une seule problématique essentielle qui est celle de la pensée comme source de connaissance. Cette problématique épistémologique a préoccupé les musulmans dès le lendemain de la mort du prophète. Leur souci était de savoir s'ils pouvaient prendre leur pensée comme une autre source de connaissance religieuse et juridique ou si la source divine leur suffisait. Cette problématique anime aujourd'hui encore, selon elle, tous les débats exégétiques, juridiques, méthodologiques, politiques... L'auteur se demande si les musulmans peuvent réellement, se passer de leur pensée dans le domaine du savoir religieux et juridique? Comment est-ce possible si la pensée humaine s'invite dans tout travail concernant les textes ? Pour elle, la méthode du « naql » telle qu'elle est présentée, est impossible. On peut certainement prendre une chose d'un endroit et la poser telle quelle ailleurs mais il est impossible d'agir de même avec une idée sauf si le commentateur se contente se répéter le texte original. Mais pouvons-nous appeler cela un commentaire ? Le courant littéraliste qui refuse la pensée comme source de connaissance n'a donc jamais pu se passer de celle-ci ; il se heurte à un paradoxe puisque lui même est le résultat d'un travail de la pensée. Ainsi, en pratique, il n'y a pas de problématique de la pensée puisque les courants antagonistes ont tous deux utilisé leur pensée. Si problématique il y a, c'est dans la manière d'utiliser cette pensée : les littéralistes voulaient une pensée respectant le sens apparent des textes sans intervention de la raison et les rationalistes voulaient une pensée libre, rationnelle respectant les règles de la raison, seuls moyens de discerner le vrai du faux, le certain du probable. L'auteur nous précise que la raison dont il est question n'est pas la raison comme l'utilisent les gens du commun, qui veut dire la sagesse, et qu'on trouve aussi chez certains philosophes mais la raison au sens épistémologique et scientifique du terme, celle qui fait que les propositions se suivent dans un enchaînement cohérent. Elle critique les expressions : «raison islamique», «raison arabe», «raison occidentale»... dévoilant les lacunes que rencontre le concept «raison» dans la pensée musulmane contemporaine. En effet, la particularité de la raison est son universalité. Bien que le mouvement rationaliste ait marqué la pensée musulmane classique, les arguments contre la raison se sont multipliés. Et les musulmans ont préféré se référer, huit siècles durant, au ressenti, à l'émotion et au sentiment au lieu de se référer aux lois du raisonnement logique et de la cohérence. L'auteur pose la question des conséquences de cette vision négative de la raison sur la manière de penser des musulmans et celle de penser l'islam en particulier. Pour elle, ces conséquences sont néfastes. Les contradictions sont monnaie courante. Il est certainement nécessaire d'aimer sa religion mais, il est impératif de rester cohérent avec ses principes. Aucune contradiction avec ces fondements n'est permise ni tolérable car se contredire signifie la négation de la religion elle-même. Seule la raison et son principe rationnel de non-contradiction garantissent cette cohérence qui est une exigence de la foi. Ainsi la raison ne se contredit pas avec la foi, elle est, en revanche le moyen qui permet de penser et d'aimer justement sa religion. Si le premier principe de la foi est l'unicité de Dieu, être cohérent avec la foi signifie que le savoir humain des textes sacrés ne peut être que relatif. Les principes de l'islam réduisent à néant toute velléité d'établir une égalité entre connaissance divine et connaissance humaine. Ce relativisme qui n'est qu'une conséquence logique du principe de l'unicité que beaucoup ne respectent pas car respecter le principe de l'unicité implique acceptation de la discussion, d'autres manières de voir et de comprendre les choses. Par son ouvrage, Razika Adnani ressuscite la problématique de l'accord entre la raison et la religion et en relance le débat considéré comme clos dans la pensée musulmane depuis l'échec d'Ibn Rouch.