Dans cette première contribution, à l'occasion du mois de Ramadhan, Razika Adnani revient sur la problématique classique du schisme entre ceux qui préconisent une lecture stricto sensu du texte divin, par souci d'éviter l'altération de son message, et ceux qui prônent l'idjtihad, c'est-à-dire l'effort d'interprétation de ce même texte divin pour l'adapter au temps présent. Depuis que les musulmans ont hérité d'un Livre sacré dont ils sont convaincus qu'il porte toute la connaissance et le savoir religieux et juridique dont ils ont besoin, leur souci a été comment le préserver de toute altération du temps. Car avec le temps, la vie évolue, de nouveaux problèmes surgissent et l'être humain ressent le besoin d'utiliser sa pensée pour les résoudre. Mais accepter la connaissance humaine n'est-ce pas remplacer le divin par l'humain ? Ce qui ne pouvait être acceptable bien sûr aux yeux des premiers musulmans. Il fallait alors mettre des barrières à cette pensée humaine, afin qu'elle ne nuise pas à la connaissance divine. Ainsi a vu le jour la théorie du Coran incréé pour convaincre de l'immuabilité de la connaissance divine, contre la théorie du Coran créé justifiant le besoin des musulmans de leur pensée pour concevoir des lois adaptées à leur société. Car si le Coran existait avant le temps et avant l'existence des humains, il serait valable de tous temps et en tous lieux. Alors les humains n'ont pas besoin de leur pensée pour concevoir d'autres lois pour gérer leur société, sauf celles concernant de nouvelles techniques ou de nouveaux phénomènes inexistants du temps du Prophète. La méthode de l'interprétation littérale des textes sacrés, où le rôle de la pensée se résume à refléter “naqel” le sens des versets tel qu'il apparaît “dahir” sur les mots, s'oppose à la théorie du sens caché ou profond qui justifie le besoin de la pensée à aller chercher le sens des versets dans la profondeur des mots. Pour les littéralistes, au cas où ce sens se contredit avec les lois du raisonnement, c'est à la raison de s'éclipser. Tous les débats théologiques et philosophiques ont tourné autour de cette même et unique problématique, qui est celle de la connaissance entre la source divine et la source humaine. Les autres problématiques ne sont que des annexes de celle-ci et cela reste valable de nos jours. Ces longs débats ont été soldés par le triomphe du courant qui utilise la pensée seulement comme un moyen de lutter contre la pensée. Ainsi se ferma la porte de “l'idjtihad”. Et cela a duré de longs siècles. Mais la pensée est la quintessence de l'humain comme l'a voulu son créateur. Dieu aurait pu créer l'être humain sans pensée ni raison. Il aurait pu faire de lui un animal comme les autres pour que ce besoin de penser et de savoir ne soit jamais un problème. Dieu aurait pu aussi faire en sorte que les sociétés restent toujours les mêmes et que les mentalités se figent pour que le besoin de trouver des solutions aux nouvelles situations, d'adapter les règles à la nouvelle vie et aux nouvelles valeurs ne soit jamais ressenti. Mais il en a voulu autrement : “Seigneur ! Ce n'est pas en vain que Tu as créé tout cela.” Et la pensée humaine ne peut s'empêcher de chercher à se réaliser. La tentative de rouvrir aujourd'hui la porte de “l'idjtihad”, au sens large du mot dans le juridique et l'exégèse, est une tentative de légitimer l'activité de la pensée humaine, afin de bâtir la connaissance qui se brise toujours et encore sur l'idée qu'accepter la connaissance issue de la pensée humaine, c'est remplacer le divin par l'humain et faire triompher le profane sur le sacré. Même si d'autres sont plus complaisants et donnent plus de chance à la pensée humaine, ils n'oublient pas de préciser les conditions à respecter afin de préserver la connaissance divine. Cependant, cette complaisance cache une réalité. C'est que toute compréhension des textes littérale ou profonde est un effort de la pensée. On a beau simplifier, il reste un travail de la pensée et de l'humain avec toute sa complexité psychologique et sociale. La pensée qui reflète tel un appareil photo le sens des versets n'existe pas. Car tout simplement elle n'est pas un appareil photo. Par conséquent, elle ne peut en aucun cas garantir que sa connaissance est seulement le reflet pur et simple de la connaissance divine. Donc ce que nous appelons connaissance divine ou jugement divin n'est, en réalité, que ce que nous pensons être la connaissance divine et le jugement divin. Le monde de Dieu et de son savoir dépasse la capacité de l'imagination humaine qui ne peut contenir le savoir de l'infini. Tout ce que l'humain peut faire c'est aller vers le divin, son monde, son savoir, sans jamais garantir qu'il l'a atteint. Quand les sujets de la connaissance sont les textes sacrés, il n'y a pas une connaissance divine et une connaissance humaine. Il y a toujours une connaissance humaine de la connaissance divine. Ainsi “l'idjtihad” n'est pas remplacer le divin par l'humain mais remplacer la compréhension humaine du divin par une autre compréhension humaine du divin. R. A. (*) écrivaine/philosophe Mail : [email protected]