Il y a quelques jours nous quittait Hafidh Keramane, notre frère des moments glorieux, enthousiastes et difficiles à la fois. En 1958, lorsque les autorités françaises décrètent la dissolution de l'Ugema – qui déjà œuvrait en réalité comme organe lié au FLN – Hafidh rejoint les rangs de la Fédération de France. Il est ensuite désigné responsable du bureau clandestin du GPRA à Bonn, en Allemagne fédérale, et c'est à lui que les réfugiés, les évadés de France et tous les Algériens s'adressent pour trouver le chemin de l'Algérie combattante. Sous le couvert d'une fonction d'employé à l'ambassade de Tunisie, il nous servira de point de ralliement pour renouer le contact perdu, dès lors que personne d'entre les responsables de la Fédération ne connaissait le domicile provisoire et changeant de l'autre. C'est également lui qui, disposant des moyens financiers de la Fédération, accueillait les militants en mission spéciale, évacués pour raison de sécurité, ou pour rejoindre les rangs de l'ALN. Nombreux aussi seront les jeunes militaires déserteurs de l'armée française qui, devenus plus tard des officiers supérieurs de notre Armée nationale, n'oublieront pas l'aide qu'il leur a fournie alors, pour guider leurs pas hésitants vers les frontières algériennes et la lutte armée. Mais le comportement de ce “banal employé" ne tarda pas à éveiller les soupçons de ses logeurs. Aussi, Son Excellence l'ambassadeur se plaint-il amèrement à l'un d'entre nous, pour avoir découvert dans les caves de l'immeuble, un stock de plastic suffisant pour faire sauter et l'ambassade et toute la ville de Bad Godesberg (dans la proche banlieue de Bonn où se trouvait le quartier diplomatique). C'était bien Hafidh qui, ne pouvant résister aux sollicitations “fraternelles" de Mabed, responsable de la logistique, avait entreposé cet arsenal en transit vers la France et l'Algérie. Son activité ne put évidemment échapper aux services spéciaux de renseignements français en Allemagne. Aussi fut-il ciblé par “la Main Rouge" qui, en mitraillant la sortie de l'immeuble, devait blesser Fadhila Sahraoui et Aït Ahcen lequel, gravement atteint, mourut à Tunis quelques mois plus tard. Hafidh allait également endosser la responsabilité de signer La Pacification, ouvrage de compilations sur les témoignages de tortures en Algérie recueillis par la Commission de presse et dont Kateb Yacine ordonna les chapitres et rédigea la présentation. Le livre — que la réputation du gouvernement colonial ne pouvait supporter — sera maquillé par les services spéciaux français en colis explosif adressé aux Européens amis du FLN, dont le professeur belge, Laperche, qui sera tué sur le coup. Mais ces actions criminelles et les menaces réitérées n'empêcheront pas Keramane et son fidèle compagnon Mouloud Kacem de poursuivre leur action d'information sur les buts de la guerre de Libération et les atrocités de l'armée d'occupation en Algérie. Le gouvernement gaulliste n'a pas manqué alors d'invoquer la solidarité de l'Otan pour exiger l'arrestation de ces “Français-musulmans hors-la-loi". Ce à quoi le chancelier Adenauer finit par se résoudre. Mais l'audience de Keramane avait atteint les sphères dirigeantes de la République fédérale et sur l'intervention énergique de notre ami Hans Jürgen Wischnevsky, nos deux compatriotes vont être très tôt libérés. Il faudra bien qu'un jour l'histoire révèle l'action de tous ceux qui, dans l'ombre de la clandestinité, ont porté au sein de l'opinion européenne, la voix de l'Algérie. Nous sommes sûrs que depuis là où ils sont, Abdelkrim Souici, Kaddour Ladlani et Saïd Bouaziz, les membres du Comité fédéral, aujourd'hui décédés, mêlent leur voix à la nôtre pour dire à Hafidh : adieu frère, mission accomplie. Ta place est parmi les Justes que Dieu accueille en Son Vaste Paradis. Omar BOUDAOUD Ali HAROUN