Après un oubli forcé de la commémoration de “Ras El Aam", “El Aam" ou encore “Ennayer" (soit janvier, et prononcé ainsi dans la Mitidja), durant la décennie noire et les années qui s'ensuivirent, la pratique marquant le nouvel an berbère étant considérée comme “bidaa" (invention profane), l'évènement n'est, cette année, pas passé inaperçu. Malgré le prix exorbitant du kilogramme de confiseries et autres fruits secs, les pères de famille ont gâté du mieux qu'ils l'ont pu leur progéniture. Il reste que les traditionnels rites des trois jours ne sont plus respectés étant simplement méconnus sinon inconnus. Ils consistaient en : un jour “h'chich (herbes), un jour “rich" (plumes) et le troisième, “trez" (friandises variées, fruits secs et frais...). Le premier jour (le 10 janvier au soir), on consommait un plat à base de plusieurs variétés de plantes potagères, le soir suivant (soit le 11), un plat de petits plombs (berkoukes) au poulet (les petits plombs symbolisant la fortune : l'abondance des grains pour une abondance de pièces – à l'origine, c'était des louis d'or), le dernier jour, des beignets chauds pour accompagner le café de l'après-midi et le soir (veille du 13 janvier), après le dîner, c'était le partage du “trèz" (“drèz" dans la région de Chlef et Aïn Defla, “tchraz", à Cherchell). Ce qui correspond vraisemblablement au chiffre 13 (veille du 13e jour du calendrier grégorien avec une autre coïncidence : les 13 desserts (à base essentiellement de fruits secs et pâtes de fruits) servis pour le jour de l'an en Provence... Evènement berbère, païen, chrétien, musulman... certaines similitudes balaient des certitudes... Alors qu'autrefois, consommer pendant trois soirs des herbes puis, de la volaille, des beignets, enfin des friandises revenait à faire “el fêl" (le présage) d'une année prospère où on ne manquera de rien, cette année, l'évènement festif s'est, de façon générale, limité au partage heureux des confiseries diverses le 11 au soir avec du poulet (en raison de son prix relativement moins cher que les viandes rouges) au dîner, rôti, en sauce ou accompagnant un couscous. Sans signification particulière. Par ailleurs, on ne connaît plus le nom des plantes potagères (appelées “bgoul" dans l'est de la Mitidja) qui étaient consommées à cette occasion et que la population entière allait cueillir dans les champs en prévision du repas rituel : selq, guernina, medjdjir, besbes el khla, boutlaqqamm, hommaydha... Quel sens a, aujourd'hui, cet évènement magique auquel les enfants participaient en allant faire la cueillette, une binette à la main, en s'initiant auprès des personnes plus âgées (frères ou sœurs aînées, tantes, grands-mères, grands-pères) ? Les poules et poulets étaient achetés vivants. Les plumes, “errich", étaient là. Que reste-t-il, aujourd'hui, des odeurs d'antan qui marquaient, chaque jour, une préparation différente ? Le 12 janvier, à la sortie de l'école, les enfants accouraient à la maison où les accueillait l'odeur alléchante des beignets chauds. Les hivers étaient rudes et les beignets confectionnés par chaque maman dans chaque foyer avaient le goût du bonheur et celui de l'espérance. Ils avaient aussi le goût de la semouline longuement et patiemment pétrie, celui aussi du levain. Aujourd'hui, la coutume a plus ou moins disparu. Certains, certaines achètent, pour marquer l'évènement, des beignets chez le “sfendji" mais ces derniers n'ont ni la texture, ni le goût, ni la légèreté (ils s'appellent aussi : “khfêf" -légers-), ni même la couleur de ceux d'autrefois. Ras El Aam n'est plus qu'une pâle copie de ce qu'il était, que l'ombre de lui-même. Les repères se perdent. Dommage ! F S