À moins de dix jours de la date qui marque “ras el-aâm” (correspondant au 11 janvier et célébrée durant trois jours), soit le jour de l'an berbère, seulement quelques commerçants (épiciers, marchands de primeurs du marché et du centre-ville) ont commencé à exposer timidement les friandises destinées à être consommées le 13 au soir. “Nous attendons pour voir. La hausse des prix a touché de nombreux produits. Nous en ramenons par petites quantités de peur de ne pouvoir les écouler à temps et dans leur totalité”, nous confie l'un d'entre eux. Un autre, la soixantaine largement entamée, qui égrène un chapelet tandis que son fils, debout, dispose en pyramide des boîtes de halva turc, nous laisse entendre, par un geste qui en dit long, qu'ils sont loin les “ras el-aâm” d'antan… En effet, variétés et profusion caractérisaient cette tradition joyeuse qui voulait qu'on accueille l'an nouveau avec des douceurs de toutes sortes et en abondance. Le temps est, aujourd'hui, à l'austérité. “À mesure qu'on approche du 11 janvier, les points de vente se multiplieront et les prix auront des chances de baisser un peu. Ils resteront quand même élevés, cette année. Qu'on en juge : les grosses pacanes — un produit du pays — coûtent 950 DA en gros ; personnellement, je n'en ramènerai pas”, avertit un commerçant du marché. Cette tradition est de moins en moins fêtée de nos jours ; d'une part, pour son prix de revient (d'autant que nombreuses sont les personnes qui n'en voient pas l'intérêt), d'autre part, parce que depuis le début des années 1990, elle est assimilée à une “bidaâ” (une innovation considérée comme hérétique et donc rejetée, sinon proscrite dans certains milieux). Il y a quelques années, elle a refait surface timidement et ne subsiste plus que par la grâce et la ténacité des enfants — tous les enfants — heureux d'exhiber, le 14 au matin, à la récréation, ce qu'ils ont pu conserver de la part de friandises à laquelle ils ont eu droit la veille. La tradition n'a, de façon générale, été maintenue que par la seule pratique du “trèz” (on dit encore “drèz”, plus à l'Ouest, et “tchraz” à Cherchell), du chiffre 13, sans doute, puisque la fête gourmande qui consiste à distribuer les friandises à chaque membre de la famille se déroule, en effet, le 13 janvier (une coïncidence ?) et n'y aurait-il pas aussi un rapport entre “trêz” et la tradition provençale connue pour les “13 desserts” (fruits secs et frais, confiseries diverses, gâteaux… ) consommés au réveillon du jour de l'An ? Le reste, ce qui marque le commencement de l'année nouvelle que fêtaient avec force conviction tous les foyers algériens, le onzième et le douzième jour du calendrier grégorien, a tout simplement été oublié, sinon dédaigné, car relevant d'une tradition qu'on dit, de nos jours, païenne, même si des personnes âgées, aujourd'hui disparues, affirmaient, il y a une vingtaine d'années, que cette pratique appelée, encore, dans la région “el aâm” ou Ennayer était déjà célébrée du temps de “syadna” (le Prophète Mohammed QSSSL et ses compagnons). Ainsi, le 11 janvier au soir, on consommait “el h'chich” ou les herbes potagères poussant à l'état spontané et consommées comme légumes : un mélange de toutes celles qu'on apprête en plats d'hiver et qu'on allait cueillir soi-même dans les champs, le jour-même. Hommes, femmes âgées, enfants (à la sortie de l'école), se retrouvaient à travers champs, une binette, un couteau et un panier à la main pour aller chercher le maximum de variétés qui constitueront le plat du soir. Il y avait des blettes ou bettes, du chardon doré, de la mauve, de la bourrache, de l'oseille… accommodées ensemble en sauce rouge relevée avec, selon les goûts, des légumes secs (fèves, et/ou haricots, pois chiches). Le 12 au soir, c'était un repas à base de “rich” (plumes), soit de la volaille préparée avec des petits plombs (“berkoukess”, “m'hamsa” ou “mardoud”) dont le nombre de grains symbolisait la profusion (tout comme, du reste, “errich”, innombrable) qui était de rigueur. Dans l'après-midi du 13, on préparait des beignets dont l'odeur envahissait tous les foyers et attirait les enfants, pressés de rentrer chez eux, à la sortie de l'école. Après le repas du soir, c'était l'émerveillement, un véritable hymne à la douceur dans toutes ses variétés et ses couleurs : le “trêz” tant attendu par les enfants. L'aïeule ou la mère, dans un cérémonial chaque année recommencé, procédait à l'étalage des gourmandises diverses réunies au fil des jours et cachées soigneusement pour le jour J. S'il y avait dans la famille un bébé, on le maintenait assis dans un grand plat en bois (“sahfa” ou “djefna”) et on déversait sur lui le mélange auquel il n'aurait pu goûter. Tout y était : des fruits secs (noix, noisettes, arachides, amandes, figues et dattes sèches, châtaignes, glands… ), aux fruits frais (bananes, agrumes, pommes) en passant par les fruits conservés précieusement par des procédés anciens (grenades, raisin, jujubes, melon… ), aux produits exotiques (ananas, goyaves, noix de coco… pour ceux qui pouvaient se les permettre), mais encore des cœurs de palmier et confiseries diverses : pâtes de fruits préparées à la maison, “kefta” appelée aussi “halwet Meliana” (boudin à base de moût de raisin cuit), biscuits, petits-beurre, loukoums, halva turc, nougat, pralines, dragées, berlingots, caramels, sucettes, chocolats, “bli-blis” appelés aussi “lêblêbis” (pois-chiches grillés enrobés de glaçage coloré).Le partage se voulait, alors, scrupuleusement équitable sous le regard vigilant de chacun des enfants. Le “fêl” (pour le bon présage d'une année prospère et douce comme les gourmandises qu'on venait de consommer en abondance) était marqué, accompli. Pour ce faire, il ne fallait surtout pas lésiner sur la qualité, ni sur le nombre des produits. Aujourd'hui, ceux qui se forcent à fêter encore “el-aâm” se contentent d'acheter une botte ou deux blettes, au marché, un poulet plumé et éviscéré (par le passé, les femmes plumaient elles-mêmes et vidaient la volaille à préparer), et, selon les bourses et le nombre de personnes, une livre ou un kilo de friandises mélangées — généralement de mauvaise qualité — sur lesquelles trônent une ou deux pacanes, une ou deux noisettes (rarement) et quelques cacahuètes au milieu de bonbons à bon marché… Si pour les parents, cela peut constituer la ruine, du moins un bon trou dans le budget, pour les enfants, le mélange de variétés et de couleurs suffit. L'année dernière, ils ont été nombreux à en être privés, les pères de famille n'ayant pu leur offrir ce bonheur trop cher payé. Cette année, au prix où sont les fruits frais du pays et les friandises diverses (dont la grande majorité est importée), ils seront, sans doute, encore plus nombreux à devoir s'en passer. Les parents malheureux auront, alors, une bonne raison de parler de “bidaâ”, une notion qu'ils auront tout intérêt à inculquer à leur progéniture. Car le rêve n'est plus permis.