“Quand certains s'inquiètent pour remplir leurs réservoirs d'essence, beaucoup d'autres luttent pour remplir leurs estomacs", R. Zoellick, ex-Président de la Banque mondiale L'histoire des biocarburants, appelés aussi agrocarburants ou biofuels, a réellement commencé au Brésil durant le siècle dernier, plus exactement en 1931. À cette époque, ce pays n'avait pas de pétrole. Pour pallier ce manque, il expérimenta avec succès l'incorporation dans l'essence du bioéthanol fabriqué à partir de la canne à sucre, abondante dans ce pays. Cette expérience resta d'abord confinée dans cette région du monde. Ce n'est qu'après la hausse des prix du pétrole en 1973 que les Etats Unis se sont, à leur tour, lancé dans l'aventure des biocarburants. La consommation de ces produits n'a toutefois pris de l'ampleur qu'au cours des années 2000. Son développement prend même aujourd'hui l'allure d'un véritable boom sous l'impulsion de réglementations décrétées au pas de charge par certains Etats. La Commission de Bruxelles, à travers sa directive “RED" sur les énergies renouvelables, exige de tous les états membres l'utilisation de 10 % de carburants routiers sous la forme de biocarburants à l'horizon 2020. Aux Etats unis, la loi Energy Policy Act (EPAct) de 2005 en requiert 20% avant 2020. Même l'Agence Internationale des transports aériens (IATA) s'est mise de la partie en demandant à ses adhérents d'utiliser pas moins de 10% de jet fuel à base de biocarburant avant 2017. Les arguments avancés par ces entités pour justifier leur politique sont de deux ordres. Le premier est lié à leur souci de réduire leur dépendance vis-à-vis du pétrole tandis que le deuxième vise à lutter contre le réchauffement climatique car, selon leurs promoteurs, ces produits émettraient moins de gaz à effets de serre que les carburants fossiles. Cependant, les biocarburants n'ont pas que des adeptes. Ils sont même très controversés par plusieurs organisations scientifiques et des ONG qui remettent en cause le bien-fondé même de ces arguments. Plus grave, ces organisations affirment que leur développement constitue un danger majeur pour la sécurité alimentaire mondiale. Dans cette contribution, nous essaierons d'analyser, le plus objectivement possible, l'impact d'une production massive de biocarburants sur les aspects liés à l'environnement, la famine et la sécurité énergétique. Biocarburants : des combustibles issus des produits alimentaires de base Les biocarburants comprennent essentiellement le bioéthanol et le biodiesel qui sont utilisés en remplacement des essences et du gasoil respectivement. Ils sont fabriqués à partir de produits alimentaires de première nécessité. Le bioéthanol est produit à partir de la canne à sucre au Brésil et du maïs aux Etats-Unis. Quant au biodiesel, il est fabriqué par estérification des huiles végétales telles le colza en Europe, le soja en Amérique et l'huile de palme en Asie. Le marché de ces produits se développe presque exclusivement dans les pays de l'OCDE et au Brésil. Leur production globale est de 150 millions m3 actuellement. Elle doublera d'ici 2020 selon le cabinet Bloomberg Energy Finance. Les biocarburants issus des produits destinés à l'alimentation de l'homme sont aussi qualifiés de conventionnels ou de première génération. Ils constituent la quasi-totalité des combustibles consommés actuellement et de ceux qui le seront dans un proche avenir. C'est de cette catégorie dont nous parlons dans cette contribution. Les autres biocarburants, de deuxième et de troisième génération, obtenus à partir de déchets végétaux ou par fermentation microbienne, sont encore au stade de la recherche et ne pourraient être utilisés massivement qu'à un horizon lointain. Ces derniers ne seront pas traités ici, faute d'espace. Environnement : les biocarburants sont deux fois plus polluants que les carburants conventionnels Commençons d'abord par dénoncer cette contre-vérité qui tend à faire accroire que les biocarburants sont écologiques et qu'ils émettent moins de CO2 que les carburants fossiles. Ceci est complètement faux. Cette thèse, défendue pendant longtemps par les structures de la CEE, est remise en cause par tous les laboratoires scientifiques dont notamment l'Institut européen sur la politique environnementale (IEEP), l'Institut International de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), le Comité scientifique de l'ONU sur les problèmes d'environnement (Scope) etc. La fausse réputation écologique de ces produits a été usurpée par la grâce de la directive de la CEE qui définit la méthode de calcul des émissions de CO2. Cette méthode ne tient compte que des émissions directes engendrées par les biocarburants. Contre toute attente, elle ignore superbement les émissions indirectes et notamment celles qui résultent du transfert de culture des terres qu'on désigne communément sous le vocable ILUC (Indirect land use change). Quand des terres arables, en Europe ou au Brésil, sont réaffectées à la production des biocarburants, la quantité équivalente de produits agricoles doit nécessairement être produite ailleurs, sur de nouvelles terres à défricher, souvent aux dépens des forêts, des pâturages ou de zones humides. En prenant en compte l'impact de ce transfert de cultures, plusieurs laboratoires spécialisés, y compris le Centre de recherche de la Commission européenne (JRC), estiment que les biocarburants émettent deux à trois fois plus de CO2 que les carburants fossiles. Beaucoup d'institutions internationales imputent aussi le problème de la déforestation de l'Amazonie à la production brésilienne de bioéthanol. Elles estiment également que la forte production d'huile de palme en Asie du Sud Est constitue une atteinte à la biodiversité et notamment à la survivance de l'orang-outan de Bornéo. Enfin, selon une étude du Concawe (Conservation of clean air and water in Europe), la pollution automobile augmente sensiblement lorsqu'on utilise les biocarburants. Ces derniers émettent notamment beaucoup plus d'oxydes d'azote (NOx), de monoxyde de carbone (CO) et d'hydrocarbures imbrûlés que les carburants fossiles. Contrairement aux idées reçues, les biocarburants ont donc un bilan environnemental des plus déplorables. Production des biocarburants : une menace pour la sécurité alimentaire Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le monde compte plus de un (1) milliard de personnes qui endurent les affres de la faim. Cette même organisation prévoit une augmentation de la demande mondiale de produits agricoles d'au moins 70% en 2050. Le défi à relever pour éradiquer la famine est donc immense. Au lieu de s'y atteler, on assiste actuellement au détournement d'une partie importante de la production agricole de sa mission première qui est d'assurer les besoins nutritionnels de l'homme. Ainsi, plus de 40% du maïs produit aux Etats-Unis est utilisé pour la production de bioéthanol. Une bonne partie de la production mondiale des huiles végétales y est également consacrée. Ce sont les 125 millions de tonnes de céréales utilisés pour la fabrication des biocarburants qui, selon le FMI et la FAO, sont une des principales causes de la crise majeure de 2008 qui a engendré une hausse des prix considérables dont les effets se font encore ressentir aujourd'hui. Le développement intensif des biocarburants ne manquera pas d'exacerber le cycle haussier des prix des produits agricoles et d'aggraver le niveau de la famine dans le monde. Il précarisera davantage les populations des pays les plus vulnérables et accentuera le stress hydrique qui, selon un rapport établi en 2006 par l'Institut international de management de l'eau (IWMI), affecte déjà près du tiers de l'humanité. Cette situation inquiétante a amené plusieurs institutions à lancer de véritables cris d'alarme sur le danger que représente le développement des biocarburants. Outre de nombreuses ONG à caractère humanitaire, citons, entre autres, le rapport de 2011 du Conseil de bioéthique de la Grande-Bretagne (Nuffield) qui juge que le développement de ces produits n'est pas éthique et qu'il devrait être reconsidéré pour ne pas attenter aux droits de l'homme. Souhaitons que ces appels soient entendus. Sécurité énergétique : une impossibilité matérielle L'un des objectifs majeurs affichés par les promoteurs des biocarburants est d'assurer leur sécurité énergétique. Est-ce que cet objectif est réaliste et atteignable ? La réponse est certainement non au vu des rendements de production très médiocres de ces biocarburants. À titre d'exemple, les Etats-Unis, premier producteur mondial de maïs, consacrent près de la moitié de leur production à la fabrication de bioéthanol pour, en fin de compte, ne satisfaire que moins de 5% de leur demande d'essence. Pour le biodiesel, les rendements sont encore plus prohibitifs. Selon un rapport publié par la FAO en 2008, Il faut cultiver pas moins de 4-5 hectares de soja pour produire suffisamment de carburant pour les besoins d'un seul véhicule pendant une seule année. À titre de comparaison, il faut moins d'un demi-hectare pour nourrir convenablement un être humain. Avec de tels rendements, la surface arable de la terre entière ne suffirait pas pour alimenter le parc des 2 milliards de véhicules qu'on prévoit d'ici 2030. Ceci montre que l'atteinte de la sécurité énergétique par le biais des biocarburants est une impossibilité matérielle. De plus, ils sont, au minimum, deux fois plus chers que les carburants fossiles. Ils ne doivent leur existence qu'aux dizaines de milliards de dollars de subvention généreusement accordés par les états promoteurs de ces produits et notamment par la CEE et les Etats-Unis. Le comble est que l'Agence internationale de l'énergie (AIE) préconise aux pays en voie de développement, et surtout à ceux de l'OPEP, d'arrêter de subventionner les prix du pétrole sur leurs marchés intérieurs et, en même temps, encourage ouvertement la subvention des biocarburants beaucoup plus néfastes. Salah Azzoug ingénieur raffinage et pétrochimie [email protected]