Dédié à la mémoire de Nouredine Rebah, camarade de Maurice. «Etre un héros, c'est celui qui fait ce qu'il peut, les autres ne le faisant même pas.» (Romain Rolland). Polygone étoilé Qui ne connait pas la Place Maurice Audin, à Alger ? Place polygonale traversée par la rue Didouche Mourad, qui elle-même se prolonge, après la Grande Poste, par la rue Larbi Ben M'hidi et, en son centre, la statue équestre de l'Emir, puis l'adjacente en courbe au nom de Hassiba Ben-Bouali et plus bas les boulevards Abane Ramdane, Amirouche, Frantz Fanon, s'ouvrant sur l'arc algérois de la Méditerranée, mer des beautés universelles et des grands naufrages. Toponymie glorieuse qui fait résonner l'histoire et les épopées de l'Algérie au cœur battant de la cité et à son peuple reconnaissant. Place et rues d'une fraternité scellée dans le combat, dans la douleur et la mort, pour que, nous, passants d'aujourd'hui et de demain restions éveillés, le regard levé vers les symboles qui disent notre histoire, sa postérité, ses légendes et son orgueil. Oui, pour que nous restions éveillés et honorer celles et ceux qui ont porté un même idéal de libération et la promesse des libertés, idéal trop souvent écrasé par des héritiers oublieux ou privatisé par des imposteurs voraces. Mais qui connait Maurice Audin ? Quelle vision de lui, avons-nous dans nos manuels d'histoire ? Quel message d'espoir délivre-t-il encore à nos mémoires en ces temps désenchantés, ces temps gris qui dérèglent la mécanique de nos rêves ? Que sais-je, moi, de cet homme qui aurait pu être mon frère aîné, et que frère il l'est par sa présence invisible, toujours là, honorant le roman historique de mon pays, dans mon musée imaginaire, dans l'univers de mes mythologies, dans la fratrie prométhéenne rassemblée. Cohortes de frères en idéal, qui ont accédé à la vérité de soi, accompli le voyage jusqu'au bout d'eux-mêmes, et contemporains les uns des autres, vivent désormais dans la galaxie des héros, sans avoir vu le jour se lever dans la liesse et la poussière de juillet. Paul Caballero m'a un peu, très peu, parlé de Maurice Audin. Il n'était pas avare de mots, mais des confidences, oui. Responsable communiste pendant la guerre de libération, Paul avait été hébergé par Josette et Maurice Audin, dans leur appartement de la rue Flaubert. Josette et Maurice étaient très, très beaux... Et Maurice, quelle intelligence ! Voilà ce que j'en tirais, après usage de mille techniques de l'enquêteur en sociologie. Avec André Moine, Paul était l'un des combattants les plus recherchés de la Zone autonome d'Alger. Après sa sortie de prison, à l'indépendance, Paul habitait Oran, place Hoche, face à la librairie Médiène, où il venait acheter ses livres et bavarder avec mon père, libraire original et probablement unique dans ce genre de métier. Mon père, ancien prolétaire de base, était totalement analphabète. Etre entouré de livres et d'une jeunesse en appétence de lecture, était sa généreuse revanche sur l'univers des lettres. Nous étions dans la décennie 1970. Le soleil n'était pas encore noir. Avec Claudie, ma femme, nous allions chez Paul, boire un café ou une gazouze. Parfois, j'allais seul. Je travaillais un article sur les Algériens volontaires dans les Brigades internationales durant la Guerre d'Espagne. Je dérivais souvent vers les Espagnols volontaires dans les combattants de la liberté et dans l'ALN. Il me disait va voir Henri, lui sait tout ça, mieux que moi... En fait, je voulais qu'il me parle de lui, des deux Maurice, Audin et Laban... Discret et modeste, Paul, avec son visage et ses mains d'ascète, son accent d'origine ibérique contrôlée, ses douleurs aux articulations, ses quintes de toux sèches. Il parlait peu de son passé, quand il me laissait l'interroger. Après un silence, un geste de la main, il déviait par la même formule ‘'le présent est plus urgent, fils, beaucoup plus urgent que mes histoires''. Oui, Paul, tu avais raison, le présent d'aujourd'hui est encore plus urgent qu'avant. Mais les trous de mémoire se creusent et sont de plus en plus profonds. Je savais bien qu'il avait connu les Audin. En 1957, malade, c'est chez Josette et Maurice, que le docteur Georges Hadjadj venait le soigner. Et après ? Après, c'est l'histoire en gésine qui accouchait d'elle-même, et elle nous donne pas le temps de tout noter, pas même de nous souvenir. D'une vive mémoire Qui ne connaît pas Maurice Audin doit vite lire Une vie brève, que sa fille Michèle nous tend. D'entrée d'écriture, l'auteure énonce son intention en quelques phrases brèves, saccadées, signifiantes : "Peut-être avez-vous déjà croisé son nom. Peut-être avez-vous entendu parler de ce que l'on a appelé "l'affaire Audin''. Ou peut-être pas. Je le dis d'emblée, cette "affaire'' n'est pas le sujet de ce texte. Ni le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C'est au contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n'ont pas disparu, que j'entends vous parler ici." L'énoncé est clair, les ambiguïtés levées : aucune intention enquêtrice justicière, pas de pamphlet accusateur ou vindicatif, de réécriture de l'histoire, ou de sa déconstruction... Ecartée, la tentation du pathétique et ses ressassements funèbres, à l'exemple d'Antigone portant le cadavre de son frère auquel le roi Créon refuse une sépulture selon les rites de Thèbes ; éliminé aussi le poison de la nostalgie déclamée sur le mode lyrique hugolien : Mon père ce héros, au sourire si doux. Michèle Audin connaît, c'est évident, l'affaire Audin. Elle n'y reviendra pas. Et pour cause : l'affaire politico-judiciaire masque l'homme singulier, son père, qu'elle a si peu connu. L'affaire accompagne sa vie depuis la nuit du mardi 11 juin 1957, depuis le 21 juin, date de son assassinat, dans un immeuble occupé par le 1er Régiment de chasseurs parachutistes, boulevard Clemenceau, à El Biar. Michèle Audin est née le 3 janvier 1954. En 1954, l'Algérie était tendue comme une catapulte, personne ne savait qui trancherait la corde pour lancer le projectile. Quels devin, marabout ou guezzana, auraient pu prévoir, en ce début d'année 1954, qu'un tremblement de terre dévasterait la ville d'Orléansville, en octobre, et le mois suivant, un 1er novembre, qu'un séisme à épicentres variables et à répliques multiples, bouleverserait le pays algérien, acculerait la puissance coloniale à capituler, et ferait naître une nation. Et à quel prix ? Michèle Audin construit une biographie, comme on monte un puzzle, avec des matériaux éclectiques, des pièces manquantes ou défectueuses : des traces, dit-elle, des bouts de rien, des bribes de lettres, des photographies, des objets épars, des documents d'état-civil, généalogiques ou professionnels, des bulletins scolaires, des souvenirs familiaux, des réminiscences... Elle prospecte un champ de fouilles, des archives, un musée, qui tiendraient dans une boîte à chaussures..., archéologue, elle interroge les traces, les dépoussière, les trie, identifie et déchiffre les palimpsestes, recoupe, dessine une figure et une autre, puis les assemble, couple l'intuition à la raison, atteint le cœur de l'intime et fait remonter la figure d'un homme : Maurice Audin. Une vie brève libère dans les mots leur puissance potentielle. L'émotion n'y perd rien. D'une écriture vive, sourdent en staccato un tempo de voix et des paroles que nous entendons, comme si nous étions penchés sur son épaule. Nous la suivons dans les labyrinthes de sa mémoire, derrière les portes dérobées de son enfance, et sur la surface d'une page, un écran, elle recoud un à un les pans d'une vie qui n'est plus, d'un espace-temps révolu. L'épreuve et la disparition Je lis, d'une traite, Une vie brève. Je fais retour sur cette idée d'appartenance de Maurice Audin à mon univers mythologique, et cette idée s'emboîte dans la définition que donne Albert Camus du mythe : "Les mythes n'ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions." La vie et l'action des hommes s'évanouiraient dans le néant, si nul ne venait à en relever les vertus par leurs transpositions dans une œuvre, un récit, un chant, une parole. La Question, d'Henri Alleg, plus tard adaptée au cinéma par Laurent Heineman, L'affaire Audin, de Pierre Vidal-Naquet, Le Comité Maurice Audin, présidé par Laurent Schwartz, ont empêché que l'acte des hommes, bourreaux et victimes, lâches et héros, coupables et innocents, ne sombrât dans l'oubli. Le peintre Mohamed Khadda éternise dans une toile le corps de Maurice Audin, homme qui subit la dislocation de son corps, et hors la surface peinte, l'artiste suggère l'ignominie des militaires-assassins, les mensonges de la justice et de l'armée et le déni de l'état français. En 2012, le cinéaste François Demerliac, les historiennes Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche reprennent le dossier Audin dans un film-document, La disparition. Le titre récuse point par point la version de l'évasion, démontre les conditions de son impossibilité. Le terme disparition perd sa signification abstraite ou chimique. La disparition d'Audin n'est pas un tour de passe-passe de prestidigitateurs. Elle est le fait de la sinistre besogne d'une institution censée protéger la République et ses citoyens. 2500 ans après sa mort, Sophocle serait certainement atterré de voir que la raison d'état, cruelle et lâche, n'est pas un simple sujet théâtral, même tragique. La tragédie d'Antigone se répète sans cesse dans l'histoire réelle des hommes, avec parfois un sur-jeu cynique et morbide et des scènes ajoutées dans un réalisme sidérant. Maurice Audin sera soumis à des techniques de tortures, décrites avec précision par H. Alleg. Ensuite et selon le général Aussaresses, il sera "étranglé des mains du lieutenant Charbonnier, devenu fou de colère..." Donc Audin est assassiné, son corps jamais rendu aux siens. Profanation inouïe, barbare. Haine inouïe. Car il s'agit bien de haine, irrépressible, animale, meurtrière et lâche. Le lieutenant Charbonnier sait à qui il a affaire : Audin a 25 ans, marié, père de trois enfants, fils de militaire, mathématicien, bientôt professeur des universités, il a effectué sa scolarité primaire et moyenne dans des écoles militaires, mais il est communiste et militant pour l'indépendance de l'Algérie, son pays. Pour lui, Audin trahit sa caste, déshonore l'armée, rompt le contrat avec sa patrie et sa civilisation. Il prend certainement exemple sur son supérieur, le commandant Aussarresses. Celui-ci n'avait pas supporté l'assurance, le courage et les convictions de Ben-M'hidi. Il l'a assassiné, je l'ai pendu, avait-t-il avoué, en public. Charbonnier, lui aussi fait face à un homme de la même trempe que Ben-M'hidi, un homme nu, entravé, recru de souffrance, qui sait que d'autres épreuves l'attendent, et qui, pourtant, refuse de négocier avec lui. Pourquoi un interrogatoire aussi long, donc sans objet. Vingt quatre heures après une arrestation, les aveux faits par un militant n'ont plus de valeur pratique. Or Maurice Audin n'occupait pas une position importante dans les réseaux clandestins. Il n'a pas de secrets décisifs à taire. Il est fort probable que le militaire Charbonnier a fait une fixation mortifère sur Maurice Audin et développé une perversité narcissique incontrôlée, jusqu'au passage à l'acte. D'un point de vue de l'histoire, les faits sont établis. Reste cette question : pourquoi, au terme d'interrogatoires et de supplices, qui durent du 11 au 21 juin, la pratique policière du lieutenant Charbonnier se transforme en pulsion de mort ? À son arrestation, le capitaine Devis avait dit à Josette Audin :"votre mari reviendra dans une heure, s'il est raisonnable". Maurice Audin avait une autre conception de la raison. Les moyens persuasifs, d'une horrifique efficacité, déployés par les parachutistes interrogateurs et leur chef Charbonnier, n'ont pas eu raison de la résistance du prévenu. Il est vrai que la résistance d'Audin est faite d'une substance qui n'est pas que musculaire. Rencontrant Henri Alleg, qui venait d'être arrêté, dans un couloir de cette usine de la barbarie, Audin, épuisé, hagard, exsangue, lui avait dit : "C'est dur, Henri, ..." Evidemment cette rencontre n'était pas due au hasard. Les militaires, en montrant Audin sorti d'une séance de torture, voulaient atteindre le moral d'Henri. Henri a compris que Maurice tenait le coup, qu'il le prévenait et qu'il n'avait pas parlé. B. M. (*) Professeur de sociologie à Aix-en-Provence Nom Adresse email