La voix, qui s'exprime, dans ce texte fulgurant, par un "je" dérangeant, assiste à son propre effondrement, qu'elle nomme "faille". Solitaire, toujours solitaire, elle cherche le cri salvateur et libérateur, qui lui permettra continuer. Continuer d'espérer qu'un jour, peut-être, elle pourra enfin respirer l'air frais du changement, trouver les mots, atteindre la paix, cesser d'être un fantôme, et pouvoir simplement crier. Il faut aimer sa ville éperdument pour oser la détester si effrontément. Samir Toumi réussit – brillamment, il faut le reconnaître – dans son récit Alger, le cri à jongler entre amour et haine, pour dire sa passion mortifère pour sa ville, Alger, avec laquelle il se confond. Si on ne se laisse pas intimider par le "je" qui happe, on découvre alors que Samir Toumi et Alger partagent "la faille" : "Je suis né dans une ville couchée sur une faille destructrice, d'où peut jaillir la lave créatrice qui libérera un jour mon écriture et qui fera exploser les anneaux de mon histoire. (...) Son histoire, comme la mienne, est fondée par la guerre, les guerres, je suis le fruit d'une histoire de failles et de guerres. Je dois écrire, affronter ma guerre, explorer ma faille", écrit-il. De cette faille, il sera question tout au long du récit qui se transforme en même temps que l'auteur lui-même qui ose l'introspection et l'autoanalyse. Des brefs paragraphes des premières pages, Samir Toumi passe à des textes plus longs, plus élaborés, plus écrits, mais aussi (et forcément) plus personnels, plus intimes, plus tristes. L'écriture se construit de fragments et de pensées intimes, où se mêlent et s'enchevêtrent souvenirs, réflexions sur une vie dans une ville, et différentes quêtes, notamment celle de soi-même. Si on ne saura pas vraiment quel a été l'instant "I" de la création, l'élément enclencheur de l'écriture, on apprendra tout de même que Samir Toumi n'a pas crié à sa naissance, et que Mimi "la sage-femme a vigoureusement secoué mes jambes, le cri a fini par sortir. (...) Depuis, je cherche le cri". Il sera marqué par ce récit et cherchera toujours le cri, qui prend différents sens, pour lui, et qui se situe, toujours, dans un moment grisant de l'existence. Alger, le cri est aussi le récit d'une passion de l'auteur pour une autre ville, Tunis. Ses escapades tunisoises constituent des trêves, quelques jours de répit. Mais Samir Toumi est obsédé par sa proie qui le possède, qui le rappelle à elle, même lorsqu'il est loin. à chaque fois, il revient à elle ; à chaque fois, elle le tourmente. Il se laisse faire, il se laisse entraîner, il cède totalement aux caprices de sa ville, de sa belle indifférente, lui "l'adulte seul", que "l'enfant seul" n'a jamais quitté. Dans son texte, écrit sous l'invocation de la culture populaire (le chaâbi, le raï, le rap), et où l'oralité tient une place importante (un concentré de mots en arabe dialectal, darja), Samir Toumi écrit sur son propre effondrement, qu'il observe, commente, et essaie d'expliquer en remontant le temps et en parcourant les territoires de l'enfance. "L'enfant seul" s'extirpe de ses souvenirs pour l'accompagner dans ses quêtes, parcourir avec lui ses fractures et ses failles, et explorer ses mythologies. Samir Toumi esquisse également une réflexion sur l'écriture. Il cherche les mots capricieux qui disparaissent et réapparaissent à leur gré. La faille est aussi cette absence de mots, de leur disparition, et leur réapparition au moment où s'y attend le moins. Les mots submergent l'auteur, lui manquent parfois aussi, mais il y aura toujours Alger pour l'aider à les trouver, ou du moins, l'accompagner dans son délire créatif. Infatigable, l'auteur arpente les rues d'un Alger mélancolique, qui ploie et se déploie sous sa plume ; il convoque également des fantômes et des ombres du passé pour (ra)conter un amour dévastateur, ravageur, exaltant. L'intérêt et toute la beauté d'Alger, le cri – qui s'accompagne de photographies – est dans les interrogations du Moi tourmenté, si assuré dans les premières lignes et si fragile dans les dernières, qui rappelle à la fois la continuité de la vie et l'inéluctabilité de la mort, dans un quartier, une ville, un pays, une région, un continent, un monde qui ne changent pas forcément au moment où on le souhaiterait, mais qui changent quand même. En tout cas, le "je" de Samir Toumi s'est bien transformé au fil du récit, grâce à l'écriture sans doute, alors il y a forcément de l'espoir. On pourra toujours espérer un monde meilleur qu'on construira. Un monde à rêver ou à inventer. Un monde où la parole retrouverait sa place, où les mots sonneraient fort et les idées résonneraient loin. S K Alger, le cri de Samir Toumi. Récit, 168 pages. Editions Barzakh. 600 DA. Nom Adresse email