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Tamellaht N’Belaguel, une saline ancestrale
Voyage au cœur des sites méconnus de Kabylie
Publié dans Liberté le 14 - 04 - 2004

Il paraît que tiniri en berbère désigne le désert. Et tout à fait justement, lorsqu’on arrive au village de Tiniri, commune d’Ighil Ali, dans le massif des Ath Abbas, à l’extrême limite de la wilaya de Béjaïa, les rues sont désespérément vides. Le village porte bien son nom. Il n’y a pas âme qui vive. Pas un chat dehors. Il n’y a qu’un âne chétif attaché à une vieille meule de pierre et qui a l’air de se demander, avec beaucoup de curiosité, ce que ces étrangers que nous sommes sont venus faire dans un bled oublié de tous. Perché à quelque 900 mètres d’altitude, le village semble recroquevillé sous le froid mordant de cette journée proprement hivernale.
Ce qui, de prime abord, surprend le visiteur de passage dans cette région, est, sans aucun doute, ces tapis d’olives qui sèchent au soleil. Ici, comme à Kalaâ, les olives récoltées sont soigneusement étalées par terre et nettoyées minutieusement pour les débarrasser de la moindre impureté. Omar, jeune agriculteur et propriétaire d’une huilerie, que nous rencontrons un peu plus loin, nous explique le pourquoi de ce curieux procédé : “Les olives sèchent au soleil et au vent jusqu’à ce qu’elles perdent toute leur eau et deviennent comme des raisins secs. Ainsi l’huile acquiert un meilleur goût et les rendements doublent.� Le jeune homme nous fait visiter sa huilerie qu’il vient tout juste de “moderniser�. Il vient, en effet, de bricoler une chaudière avec une jante de camion et un vieux baril de pétrole rouillé. Il nous explique comment il s’y prend avec la presse à bras et nous montre fièrement le moteur électrique flambant neuf qui fait désormais tourner le pétrin. La vieille mule de la famille qui faisait tourner les massives meules de pierre, a donc pris une retraite bien méritée. Tant pis pour le folklore ! Avant de nous laisser repartir, Omar nous invite à casser la croûte et nous ramène un plateau de figues sèches accompagnée de thizemith, le plat des anciens paysans composé d’une poudre d’orge et de caroubier que l’on grille et broie finement et que l’on mélange avec l’incontournable huile d’olive. Une huile cent pour cent biologique.
Dans ces contrées montagneuses, les villages, quelle que soit leur importance, donnent l’impression d’être désertés. Tout le monde est aux champs et les rares personnes que l’on rencontre conduisent un baudet ou un mulet chargé de sacs d’olives. Nous sommes à la fin février et la récolte est loin d’être terminée.
Arrivés à Belaguel, il faut laisser la voiture au bout d’une piste qui n’en peut plus de descendre et continuer à pied. Le village n’a guère changé depuis des lustres. Il a gardé son aspect architectural typique et seule l’immense et hideuse bâtisse d’un gros industriel installé à Oran sort du lot et déforme ce paysage rustique.
Une activité séculaire
Pour accéder à la saline, tamellaht comme on dit ici, située dans le ventre d’un profond ravin, il faut prendre un sentier abrupt et raviné par les eaux de pluie. Nous croisons encore plusieurs villageois qui remontent le fruit de leur récolte sur leurs bêtes de somme. Des mulets en majorité car, ici, c’est le mulet plutôt que l’âne qui a la cote. Pour remonter des pentes aussi raides avec des charges aussi lourdes, il faut des bêtes robustes, bien nourries et qui sachent poser le sabot avec assurance pour éviter de se retrouver au fond du précipice.
La saline proprement dite se trouve au fond d’un oued sur une vallée très étroite. Un bassin a été aménagé autour d’une puissante source d’eau salée. La salinité de cette eau dépasse de loin celle de l’eau de mer. C’est bien simple, portée à la bouche, elle vous donne l’impression de goûter du sel liquide. Tellement salé qu’il vous incite à régurgiter votre petit-déjeuner.
De mémoire d’homme aucun scientifique ne s’est intéressé à ce phénomène naturel pour l’expliquer mais on peut supposer qu’à l’origine il doit s’agir d’une nappe ou d’une rivière d’eau douce qui remonte en surface en traversant une couche souterraine de sel fossile qu’elle dissout au passage.
De part et d’autre de la rivière, les habitants ont construit de petites maisons en pierre dure avec tout autour des petits carrés bien plats, de deux mètres sur deux dans lesquels l’eau de la source était déversée. Le soleil faisait le reste du travail. Après l’évaporation de l’eau au bout de quatre à cinq jours, on ramassait le sel et on recommençait l’opération. La saison du sel commençait début juillet et s’achevait à la mi-septembre avec les premières fraîcheurs nocturnes qui faisaient dissoudre, la nuit, le sel qui s’était formé le jour. Aujourd’hui, seuls quelques propriétaires persistent à perpétuer cette tradition mais il y a un demi-siècle, c’était encore l’une des industries les plus florissantes de la région. On livrait le sel dans toute l’Algérie, du nord au sud et de l’est à l’ouest. En été, l’endroit devenait une ruche bourdonnante d’activité et un marché ouvert tous les jours de la semaine. On venait de partout pour troquer fruits, légumes, céréales ou produits artisanaux contre le précieux sel de Velaâguel. C’est un sel qui, selon les connaisseurs, a bien plus de goût que celui que l’on vend à présent dans les épiceries mais qui favorise grandement ce goitre que l’on remarque chez beaucoup de montagnards à cause de son manque d’iode.
La saline appartient en fait à quelques familles des villages de Kalâa, d’Ath Seradj et de Belaguel. La légende raconte qu’il y a de cela quelques siècles, un saint homme, Si Mhend Ousradj a fait jaillir la précieuse source d’un coup de bâton. À quelques encablures de là , son propre frère, Sidi Yahia El-Aïdli, tout aussi saint que lui, a fait surgir du rocher au bout de son bâton, une source volcanique qui est aujourd’hui le hammam bien connu de Sidi Yahia. À chaque peuple, ses légendes. Chez nous, les coups de bâtons des walis et autres saints hommes qui font surgir les sources, sont l’équivalent des coups de baguette magique des fées qui transforment les hommes en crapauds.
Pour l’exploitation de la saline, il existe une seule forme d’organisation dite “nouva n’aâchra�. Chacune son tour, les dix lignées qui détiennent le droit d’exploitation et qui descendent directement des dix enfants de Si Mhend Ousradj, pouvait, selon ce que le droit lui reconnaissait, puiser de la source 20, 30 ou 100 loutres d’eau pour extraire son sel.
Un haut lieu de la Révolution
À Belâaguel, la vie s’articule autour de trois produits qui régulent toutes les activités : le sel, l’huile d’olive et la poudre de poivron rouge. Le reste du temps, il n’y a rien d’autre à faire, on s’occupe de ses oliviers et de ses champs. Beaucoup de familles possèdent encore trois maisons. L’une au village, l’autre aux champs et la troisième à la saline. L’endroit passe également pour être, à juste titre d’ailleurs, pour l’un des hauts lieux de la Révolution.
Des ravins difficiles d’accès, des forêts touffues, de nombreuses grottes et un éloignement des centres où se concentraient les forces de l’armée française, en faisaient la base de repli idéale pour les combattants de l’ALN. C’est ce que nous a confirmé Ouaâmar Lahlali, un paysan à la soixantaine, alerte, que nous avons rencontré à l’orée de son champ d’oliviers. “Krim et Amirouche étaient des habitués du lieu. Un jour, à la maison familiale, ces ruines que vous pouvez apercevoir en contrebas de ce champ, nous avons reçu 275 moudjahidine en une seule journée. Tous ont mangé et passé la nuit sans problème.� Il nous raconte également comment les Français ont bombardé cette imposante maison familiale soupçonnée d’être un refuge pour les moudjahidine. “Les murs étaient très larges et la toiture très solide. Il a fallu la bombarder longuement pour en venir à bout. À la fin, ils n’ont trouvé que douze pauvres “zouayel� (bêtes de somme) et leur chargement de blé destiné à nourrir les moudjahidine.�
À proximité de ces ruines, témoins muets d’un monde aujourd’hui disparu, subsiste un autre vestige du passé. Les restes d’un four où l’on faisait cuire des tuiles et des briques. De celles qui donnent encore aujourd’hui à Kalâa, pour ne citer que ce village, le rose si particulier de ses toitures. Bien avant l’invasion du ciment et du parpaing, toute la région des Ath Abbas, comme probablement toute la Kabylie, était autonome en matière de matériaux de construction.
Nous quittons Belaguel avec la promesse de revenir bientôt car il y a d’autres choses à découvrir. Notamment un ifri, une grande grotte qui, aux dires de certains habitants, renferme une rivière souterraine et, peut-être, bien d’autres secrets ou trésors. Nous reviendrons mais sans illusion, sachant bien que les trésors que renferme cette région, ce sont précisément ces patrimoines culturels qui tombent en ruine et que les seuls secrets à découvrir sont ceux que l’histoire conserve encore jalousement sous le linceul des siècles.
D. A.


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