L' ancien ministre de l'Energie et Président de Nalcosa SA, Genève, estime dans l'entretien qui suit que l'évolution prévisible des fondamentaux permet d'entrevoir, à partir de 2016, un redressement des prix de l'or noir. Liberté : Les prix du pétrole plongent. Comment cette tendance va-t-elle évoluer sur le court, moyen et long temps ? Nordine Aït Laoussine : Si la démarche préconisée par l'Arabie Saoudite suit son cours, à savoir s'en tenir aux forces du marché, je ne vois pas ce qui pourrait arrêter la dégringolade du prix du pétrole à court terme. L'évolution prévisible des fondamentaux nous indique un excédent substantiel de l'offre par rapport à la demande : tous les analystes, y compris le secrétariat de l'OPEP, s'accordent sur le fait que l'appel au pétrole OPEP au cours du premier trimestre 2015, c'est-à-dire ce que l'OPEP doit produire pour équilibrer le marché, sera de l'ordre de 29,5 millions de barils par jour. A supposer que le plafond de 30 millions de barils par jouir soit scrupuleusement respecté, la production effective de l'Organisation sera sans doute plus élevée, compte tenu d'une augmentation certaine en Irak et d'une amélioration éventuelle de la production libyenne, et ce, même si les exportations iraniennes demeurent, comme on s'y attend, soumises à l'embargo. Sauf imprévu, la production OPEP serait alors de l'ordre de 31 millions de barils par jour, ce qui conduirait à un surplus de 1,5 million de barils par jour par rapport à la demande. Les fondamentaux nous indiquent donc clairement qu'avec un tel excédent et une situation de stocks mondiaux déjà plus que confortable, la chute des prix pourrait se poursuivre au cours des prochains mois. J'espère me tromper. En ce qui concerne le moyen terme, c'est-à-dire le reste de l'année 2015, tout dépendra de la réaction de la demande mondiale et de la production non-OPEP à la baisse des prix. L'Arabie Saoudite table sur le fait que des prix relativement bas conduiront à une stimulation de la demande et à un gel, voire une réduction de la production non-OPEP, notamment du pétrole de schiste américain. Je pense qu'il s'agit là d'une vision utopiste qui ne tient pas compte de l'expérience passée, notamment des crises qui ont suivi l'effondrement des prix de 1986, 1993 et 1998. Cette expérience nous enseigne qu'il est illusoire de s'attendre à une réaction à court ou même à moyen terme. En ce qui concerne l'effet sur la demande, la baisse du prix du pétrole sera vraisemblablement compensée par une augmentation des taxes à la consommation dans les pays importateurs afin de ne pas ralentir les efforts de conservation, de protection de l'environnement et de développement des énergies renouvelables. En ce qui concerne l'effet sur la production américaine de pétrole de schiste, elle ne sera pas influencée, outre mesure, à court terme sauf si le prix du pétrole reste durablement en deçà de 60 dollars le baril. Il ne faudrait donc pas espérer un relèvement notable des cours l'an prochain, sauf si l'OPEP (c'est-à-dire l'Arabie Saoudite) accepte de revenir à son rôle de fournisseur résiduel en modulant sa production en fonction des besoins du marché. Ce revirement ne doit pas être exclu, compte tenu de l'aggravation des tensions socioéconomiques qui affecteront les principaux pays producteurs, y compris la Russie, et des pressions géopolitiques qui pèseront éventuellement sur les membres OPEP du GCC. A plus long terme, soit à partir de 2016, l'évolution prévisible des fondamentaux permet d'entrevoir un redressement des cours, dans la mesure où la persistance d'un prix relativement bas pendant la durée qui nous sépare de cet horizon aura des effets plus notables sur la croissance de la consommation et le ralentissement de la production non-OPEP. Pour résumer, il y a tout lieu de s'attendre à la poursuite de l'effondrement des prix à court terme, à un marché très volatile mais baissier à moyen terme et au retour à un niveau proche de 100 dollars le baril à plus long terme. L'OPEP, réunie en conférence ordinaire le 27 novembre dernier à Vienne, a refusé de réduire ses quotas de production. Quelle lecture en faites-vous ? Il faut d'abord préciser que l'OPEP a abandonné le système des quotas en décembre 2011 au profit d'un plafond global de production de 30 millions de barils/jour (mmbj). Selon le secrétariat de l'Organisation pétrolière, ce plafond a été établi sur la base des données relatives à la production des pays membres pour le mois de novembre 2011. Ces données ont été, par la suite, définies comme des objectifs de production plus ou moins respectés et souvent dépassés par les événements (désordre au Nigeria, chaos en Libye, embargo sur les exportations iraniennes, augmentation significative de la production irakienne, etc.). La reconduction du plafond de 30 millions de barils par jour, décidée lors de la dernière réunion ministérielle de Vienne, a été, en fait, imposé par l'Arabie Saoudite et ses alliés du Gulf Cooperation Council (GCC), à savoir le Koweït, les Emirats arabes unis et le Qatar. Tous les autres pays membres s'y sont opposés, en vain : ils ont tous souhaité une réduction du plafond, et certains, comme le Venezuela, l'Iran et l'Algérie, ont ardemment défendu, sans succès, une proposition de baisse globale de 1 à 1,5 million de barils par jour. Rien ne peut se faire en la matière sans l'accord de l'Arabie Saoudite qui, compte tenu du niveau dominant de sa production (grosso modo un tiers de la production Opep), peut se permettre d'ignorer l'avis des autres membres, y compris celui de ses alliés du GCC. Ceux qui réclamaient une baisse réelle - ou fictive - du plafond n'ont pas eu d'autre choix que de capituler ou alors de réduire leur production, ce qui aurait probablement aggravé leur propre situation. L'échec de la réunion de Vienne a ressuscité un vieux clivage au sein de l'Organisation entre, d'un côté, les pays "soi-disant" riches (les membres du GCC avec, à leur tête, le Royaume wahabite), qui sont préoccupés par les conséquences à long terme des décisions de l'Opep, et de l'autre côté, les pays "réellement pauvres" qui sont davantage préoccupés par les incidences à court terme, à savoir la protection immédiate de leur revenus. Comment expliquez-vous l'attitude singulière de l'Arabie Saoudite ? L'Arabie Saoudite a convaincu ses alliés du GCC, sans, au demeurant, avoir l'adhésion des autres membres, avec un plaidoyer qui peut sommairement se décliner comme suit : la défense d'un prix de l'ordre de 100 dollars le baril freinerait la consommation pétrolière mondiale et continuerait à stimuler la production non-Opep, ce qui conduirait, à terme, à un déclin significatif de la demande en pétrole de l'Organisation. L'effort de réduction serait significatif et durable. Les principaux producteurs non-Opep, notamment les USA et la Russie qui constituent la principale source de l'excédent actuel, n'envisagent aucunement de coopérer pour stabiliser le marché. L'effort de réduction attendu des autres pays membres serait dérisoire, fictif, voire impossible, compte tenu des problèmes sociaux-économiques que la majorité d'entre eux rencontrent actuellement. Trois pays, l'Iran, la Libye et l'Irak, aspirent, en fait, à augmenter substantiellement leur production. Partant de ces données, il est clair que l'effort requis de réduction serait supporté essentiellement par les pays membres du GCC, notamment par l'Arabie Saoudite. D'où l'idée de protéger la part de marché de l'Opep et de geler, jusqu'à nouvel ordre, son plafond de 30 millions de barils par jour, quitte à prendre le risque d'une baisse prolongée des cours. Cette démarche se fonde sur l'espoir qu'une telle baisse conduirait, à terme, à une augmentation des approvisionnements en provenance de l'Opep, ce qui permettrait à l'Organisation viennoise d'intégrer de façon graduelle et ordonnée les augmentations de production attendues de la Libye, de l'Iran et de l'Irak. En définitive, pour reprendre la formule d'un délégué du Golfe, la démarche saoudienne consiste à accepter des sacrifices à court terme pour récolter des gains à long terme ("short-term pain for long-term gain"). A mon avis, il faudrait plutôt parler de pertes réelles dans l'immédiat pour des gains hypothétiques à terme. L'Algérie dispose de contrats gaziers à long terme dont les prix sont indexés sur ceux du pétrole. Quelle analyse faites-vous du marché gaz dans le contexte d'aujourd'hui ? Et comment voyez-vous les perspectives du marché ? Lorsqu'ils sont indexés sur le cours du pétrole, les prix du gaz reflètent mathématiquement l'évolution du marché pétrolier. En l'espèce, le prix de vente de nos exportations de gaz naturel subira de plein fouet la baisse du brut avec un décalage de trois à six mois selon la structure de la formule d'indexation. En pourcentage, la chute devrait être du même ordre de grandeur. Lorsqu'ils échappent partiellement ou totalement à l'indexation pétrole au profit d'une indexation basée sur les cotations publiées par les "hubs" régionaux, la chute sera moins sévère dans la mesure où ces cotations sont généralement déconnectées des cours du brut et reflètent davantage les variations climatiques, la situation géographique et donc les conditions propres à chacun des grands marchés régionaux. Aujourd'hui, la totalité des transactions qui s'opèrent sur les marchés anglo-saxons, la majeure partie des importations européennes et une part grandissante des exportations à destination des marchés asiatiques, sont basées sur les cotations "hub" et sont donc moins vulnérables aux variations du marché pétrolier. Cela ne signifie pas que les prix du gaz qui en résultent seront systématiquement et durablement inférieurs au prix de long terme indexé sur le pétrole. A court terme, le déclin du prix du pétrole contribuera vraisemblablement à une réduction de l'écart entre prix "hub" et prix de long terme de sorte que les prix régionaux ne reflèteront plus que le différentiel de fret, soit le coût de transport du gaz entre la source d'approvisionnement et le marché considéré. La tendance sera donc à la baisse en ce qui concerne le prix du gaz sur le marché international, et cette tendance sera exacerbée lorsque ce prix est indexé sur le pétrole. Mais la baisse sera plus limitée que celle qui affecte le brut car, contrairement au coût de production du baril, le prix de revient rendu consommateur de la BTU gaz est déjà proche du prix de vente, surtout celle qui sera livrée à partir des nouvelles infrastructures d'exportation de GNL. Y. S.