"Toutes les trois, nous avons étudié et nous enseignons dans cette université qui nous est chère à plus d'un titre. (...). Toutes les trois, nous n'en pouvons plus." Le forum de Liberté a reçu, hier, non pas un seul invité mais, fait exceptionnel, trois femmes universitaires, venues s'exprimer sur "la défense de l'université algérienne". Les trois invitées que sont la sociologue Fatma Oussedik, la linguiste Khaoula Taleb Ibrahimi et la politologue Louisa Dris-Aït-Hamadouche, ont animé de façon brillante, chacune dans son domaine, la rencontre, qui a enregistré la présence de l'ancien ministre de la Communication, Abdelaziz Rahabi, du sociologue et chercheur au Cread, Mohamed Saïb Musette, et de quelques universitaires et étudiants, ainsi que des journalistes. De prime abord, Mme Oussedik a annoncé la couleur. "Toutes les trois, nous avons étudié et nous enseignons dans cette université qui nous est chère à plus d'un titre. (...). Toutes les trois, nous n'en pouvons plus d'être, avec nos étudiants, des ombres qui hantent des lieux soumis à un remue-ménage sans fin et de n'avoir pas de parole autorisée, sur notre outil de travail, qui est devenu une réserve foncière", a-t-elle déclaré. Non sans rappeler avoir tenté "désespérément de défendre notre honneur d'universitaires", avec quelques-uns de ses pairs. Et, aujourd'hui que la date de départ à la retraite approche pour elle, elle a tenu à témoigner, "en le dénonçant, du préjudice qui a été causé à ma corporation, à mes étudiants et à ma génération". Cette entrée, pour le moins remarquée, n'est qu'un préliminaire pour présenter l'état des lieux de l'université actuelle. La défiance des parents vis-à-vis de l'école algérienne Dans son approche des "performances" de l'université, la sociologue a révélé que la tutelle n'a jamais fourni d'"objectifs pédagogiques", se bornant à une "gestion de flux démographiques". Elle a noté qu'en 50 ans d'indépendance, l'Algérie est passée de 3 établissements du supérieur et un millier d'étudiants, à 90 établissements universitaires, couvrant 47 wilayas, en 2012. En outre, elle a observé que le développement important des effectifs (2 millions d'étudiants sont attendus pour la rentrée universitaire 2015) va relativement de pair avec celui des infrastructures, alors que "la réflexion" sur l'encadrement ou même sur l'emploi n'a débuté qu'en 2004 ! Fatma Oussedik a également averti sur la "défiance" des parents d'élèves vis-à-vis des performances de l'école et de l'université. Plus loin, elle s'est expliquée sur les nombreuses "variations" dans les performances, prenant en compte "l'origine sociale" des étudiants, "la zone géographique" où vit l'étudiant ou encore les "discriminations" subies dans les zones rurales et éloignées. Elle parlera, par ailleurs, sur les "performances contrastées selon les pratiques pédagogiques des enseignants" et celles liées à "la formation des étudiants" avant l'accès à l'université. "Peinant à répondre à la demande sociale de formation, l'université est, peu à peu, devenue un élément important dans le dispositif d'obtention de la paix sociale, en vue du statu quo politique', a souligné l'invitée de Liberté, avant d'ajouter : "Elles (les universités algériennes, ndlr) ne sont que des aires de stockage." Pis encore, en brisant "les mécanismes de retransmission", l'objectif était "d'empêcher la production d'une élite dotée d'une légitimité scientifique". Un état des lieux alarmant qui, selon elle, risque de déboucher sur "l'explosion du système" et ce, d'autant que la majorité des enseignants s'est repliée sur "les seules revendications matérielles", sans compter ceux partis à l'étranger ou ayant changé de secteur d'activité. Même topo pour les étudiants, dont les grèves renvoient souvent à des doléances sur "les conditions de vie, mais jamais aux conditions pédagogiques". Bégaiements autour du langage Mme Taleb Ibrahimi a abondé dans le même sens, insistant sur le "constat accablant" établi par la sociologue. A son tour, elle a tiré la sonnette d'alarme, alertant sur "le grand danger" qui menace nos universités. A propos du profil des bacheliers, la linguiste a indiqué qu'ils ont subi une formation (à l'école, au collège et au lycée) "enfermée dans un modèle pédagogique, fondé sur la mémoire et l'ingurgitation de connaissances, sans réflexion ni distance aucune". Le plus effrayant, selon elle, c'est que la plupart des élèves "ne maîtrisent pas les éléments fondamentaux du langage", quelle que soit la langue. Une situation qui n'est pas sans conséquences sur "l'expression orale et/ou écrite de la pensée". Se basant sur une étude de 2002, sur la place de l'écrit dans le 2e cycle de l'école fondamentale, dans la capitale et d'autres régions du pays, l'intervenante a constaté que les 2 matières où on n'écrivait pas sont les langues arabes et étrangères et les mathématiques, alors que les matières où les élèves écrivent sont l'histoire et la géographie. "Dans ce dernier cas, il s'agit en fait de la transcription du cours", notera-t-elle, puis de constater : "L'école, le collège et le lycée ne préparent pas nos élèves à l'enseignement supérieur." Plus loin, la professeure fera part de certaines anomalies observées dans son département, comme l'accueil de bacheliers ne possédant pas "le seuil minimum" de connaissances, en raison des grèves dans les lycées, ou l'accueil d'élèves n'ayant pas "le profil du bac lettres" ou contraints de faire des études auxquelles ils n'aspirent pas. Elle dénoncera la discrimination entourant "l'indicateur langue", en s'élevant contre une situation qui dure depuis la fin des années 80 : celle des étudiants "complètement arabisés" qui doivent "se franciser" en un temps record, pour faire leurs études dans les filières scientifiques (médecine, sciences dures et technologie). En outre, elle s'insurgera contre "la proximité contre-productive" d'instituts, qui empêche le "brassage de jeunes de régions différentes", comme c'était le cas auparavant. D'après elle, ces ouvertures de filières "n'obéissent pas ou très peu aux critères objectifs de spécialisation" et "contribuent à l'inflation des diplômés chômeurs". "Il devient urgent de revoir la carte universitaire", a plaidé la linguiste, pour déloger les "clientélismes" et renouer avec le "rendement" et la "qualité" de la formation. Selon elle, le moment est venu pour aller de l'avant, d'abord en rendant aux jeunes étudiants "leurs langues". Les débats et les revendications ont déserté les lieux... La dernière intervenante s'est, pour sa part, demandé pourquoi l'université ne produit plus d'élite. "Pourquoi ce débat se passe au journal Liberté et non pas à l'université", a poursuivi Mme Aït-Hamadouche, en rappelant la fonction "essentielle" de l'élite, qui est celle d'"être la locomotive de la société". Elle s'est également demandé pourquoi l'université ne procure pas le savoir et les compétences ; une question qui, selon elle, renvoie aux choix faits par les dirigeants de l'Algérie indépendante de "former un grand nombre". Seulement, cette "massification" a fini par porter préjudice à la "dimension qualitative". Comparativement à la Tunisie et au Maroc, la population estudiantine "est en crise en Algérie", a soutenu l'invitée, en notant que "l'encadrement ne suit pas". De plus, d'autres facteurs ont participé à la dégradation des lieux, notamment les "clivages" entre les langues arabe et française, le "clivage idéologique" et la "rupture pédagogique" déstabilisant le processus de "transmission du savoir". Sans oublier "l'égalitarisme extrêmement destructeur" pratiqué par l'université, qui ferme les portes aux "efforts à fournir", chez les étudiants et ligote le corps enseignant dans "un fonctionnariat", en réduisant considérablement l'esprit critique. Aujourd'hui, l'université est à la fois "déphasée" et "désertée", a constaté l'intervenante, non sans observer que "l'université n'est plus le porte-parole objectif des revendications" de la société ; celles-ci sont "portées par la rue". Lors du débat, la politologue a abordé "l'instrumentalisation politique" de la langue, et s'est exprimée sur la "très faible capacité d'organisation" des enseignants, plus centrés sur leurs propres "intérêts". Pourtant, insistera Mme Aït-Hammadouche, "la présence d'une élite, son autonomie relative empêchent au moins de faire de grands dégâts et de ne pas rééditer les mêmes erreurs". Un avis largement partagé par l'assistance. H. A.