Il faisait à peine jour que toute la maison déjà était en ébullition. C'est que la fille aînée Mordjana va se marier et entamer une nouvelle vie... Une vie qu'elle n'osait pas encore espérer meilleure. Et pour cause, la jeune fille ne connaissait encore rien de son futur mari... Les choses s'étaient rapidement décidées entre les deux familles. Le père de la jeune mariée lui avait assuré que le prétendant était quelqu'un de bien... Un jeune homme instruit qui travaillait dans le centre du pays et gagnait bien sa vie. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Mordjana s'était dit qu'après tout, celui-là ou un autre, c'était la même chose... Elle savait aussi que ses parents appréhendaient de la voir rester trop longtemps sous leur toit... Encore somnolente, elle se préparait dans sa chambre. Sa sœur cadette et une voisine étaient venues l'aider. L'une l'avait coiffée, et l'autre l'avait maquillée. Il ne lui restait plus maintenant qu'à mettre sa nouvelle robe... Une jolie robe rose que sa mère a trouvé le temps de lui confectionner, entre deux tours de lessive. Quelques gâteaux emballés dans deux petites corbeilles en osier, couvertes de papier cellophane, et une valise où elle avait mis ses petites affaires attendaient devant la porte de sa chambre. Mordjana se lève et s'approche du miroir. La coiffure et le maquillage l'avaient certes transformée, mais... Elle porte la main à sa joue droite enlaidie par une affreuse tache de vin... Ni le fond de teint, généreusement étalé, ni les mèches de cheveux n'avaient pu camoufler cette calamité... Sa mère lui avait dit que, lorsqu'elle était née, cette "petite tare" était à peine visible... Juste un petit grain rouge sur sa pommette... On appelait ça en termes éloquents un "baiser de fée". Seulement, plus elle grandissait, plus ce grain s'étalait jusqu'à ressembler à une grande feuille de vigne sur sa joue... Les dermatologues chez qui elle n'avait cessé de courir lui avaient expliqué que cette tache de vin était un angiome... Un terme médical qui lui avait fait peur au début... Et il y avait de quoi ! Personne n'avait pu l'en débarrasser ! On lui avait prescrit des remèdes, des lotions, des pommades, des poudres..., sans aucun résultat. Comme si elle la narguait, la tache rouge violacée s'exposait davantage à ses yeux, ou pire, noircissait sous l'effet des traitements sans pour autant diminuer ne serait-ce que d'une once. Epuisée et déçue, Mordjana, sur le conseil d'une proche, s'était tournée vers les remèdes traditionnels. Elle s'était rendue chez toutes les faiseuses de miracles dont on lui avait parlé. Tantôt on lui conseilla des œufs de pigeon comme lotion de nuit, d'autres fois de la bouse de vache, et le plus souvent un mélange d'herbes piquantes et puantes dont elle ne connaissait même pas la composition, et qu'elle devait appliquer sur sa joue plusieurs fois par jour. En fin de compte, après un très long périple, Mordjana avait battu en retraite. Elle savait que sauf un traitement miracle, sa tache de vin ne disparaîtra jamais... Elle était condamnée à vivre avec cette imperfection jusqu'à la fin de ses jours. à l'âge de six ans, alors qu'elle entamait sa scolarité, elle avait cru mourir de honte, lorsqu'une petite fille, espiègle et méchante, lui avait dit en tendant l'index vers elle qu'elle était l'enfant du diable... Seuls ses enfants avaient de telles marques sur le visage... Plus morte que vive, Mordjana était rentrée à la maison pour annoncer à sa mère qu'elle ne voulait plus se rendre à l'école. Il avait fallu user de toute la patience de ses grands-parents pour la convaincre de retourner sur les bancs de classe, où elle allait apprendre justement plus tard comment on traitait le mal physique et moral d'un être humain. 0A cette perspective, Mordjana avait pris son courage à deux mains pour réintégrer l'établissement scolaire et s'asseoir tout au fond de sa classe, en se faisant toute petite. Des yeux curieux se tournaient pourtant vers elle à tout bout de champ. Refusant de participer aux travaux pratiques et aux chorales scolaires, elle ne tardera pas à s'attirer les foudres de ses enseignants. "Tu es complexée Mordjana", ne cessait-on de lui répéter... "Tu es complexée et compliquée... Tu n'iras jamais loin dans la vie si tu t'entêtes à te terrer ainsi et à te refermer sur toi-même..." Durant tout le cycle primaire, elle n'avait cessé d'entendre des remarques des plus acerbes et des plus cruelles... Mais elle avait tenu bon... Elle était parvenue à faire un premier pas victorieux en décrochant son examen de passage au cycle moyen... Pourtant, beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts... A la maison, elle devait faire face à d'autres tâches... Les unes plus encombrantes que les autres. Sa mère était tout le temps malade, et elle devait tout d'abord s'occuper du ménage et de la cuisine, avant de pouvoir faire ses devoirs scolaires... Ses petits frères et sœurs ne pouvaient l'aider... Ils étaient trop jeunes, et les trois derniers portaient encore des couches. C'est qu'en matière démographique, sa mère n'avait pas chômé... à suivre Y. H.