Aux 100 000 enfants syriens exclus du système scolaire s'ajoutent 60 000 autres enfants de clandestins sans papiers. Des candidats de choix pour les exploiteurs, les mafieux et surtout les recruteurs djihadistes. Halba, Liban-nord : une ville située à une poignée de kilomètres de la frontière syrienne. Depuis une année, Omar, 12 ans, y habite avec ses parents et ses six frères et sœurs. Les siens, des cultivateurs et des petits fonctionnaires, ont fui leur village du nord de la Syrie, après l'arrivée de l'Armée syrienne libre (ASL). Chaque jour, le régime, en lutte contre ces rebelles occupant la région, les bombardait avec des tonneaux d'explosifs largués d'hélicoptères. "Beaucoup de nos voisins sont morts, des copains de classe se sont enrôlés dans les groupes islamistes, mon père a préféré partir", explique le gamin. Aujourd'hui, les combats font rage entre Daech, l'ASL et le pouvoir qui continue à pilonner. Pris en tenailles entre les trois clans ennemis qui s'entretuent, victimes innocentes de cette guerre fratricide, toute la famille a émigré. L'oncle d'Omar a choisi la Turquie, la famille de l'enfant, le Liban... en attendant de rejoindre des cousins en Suède. Prix fixé par les passeurs : 12 000 dollars. Le père est prêt à vendre la maison pour payer le voyage. Un exil sans retour. Ils ne veulent plus vivre en Syrie, ni rester au pays du Cèdre, où ils ne sont pas les bienvenus. Mal accueillis, montrés du doigt, stigmatisés et humiliés, ils survivent comme ils peuvent, cohabitant avec huit autres familles du même village, dans un appartement prêté par la mosquée de Halba : plus de 70 personnes, dont une trentaine d'enfants dans quelques mètres carrés. Sanitaires bouchés, eau coupée, et plus d'électricité. L'imam leur a donné des matelas et tous les vendredis, ils vont chercher un carton de vivres et de produits de première nécessité à la mosquée. Depuis plus d'un an, Omar et les autres enfants de la maison ne vont plus à l'école. Selon les estimations d'Insan, une association humanitaire libanaise d'aide aux migrants, 100 000 enfants syriens seraient, comme Omar, totalement déscolarisés. Cloîtrés dans des taudis insalubres et surpeuplés, ou errant dans les rues, mendiant autour des centres commerciaux, à la merci des policiers, ou exploités par des adultes. En décembre dernier, Insan a rendu public un rapport sur leur situation, la première étude sérieuse du genre au Liban. "Durant plus d'une année, nos équipes ont suivi 90 mineurs de moins de 15 ans", précise Charles Nasrallah, le président-fondateur de l'association. Des enfants choqués, marqués à vie, exploités pour certains par des adultes violents. 10% sont victimes d'abus sexuels, concluent les enquêteurs d'Insan. L'école serait le moyen de les sortir de leur enfer, et de les réinsérer dans une vie plus normale pour eux. Mais devant l'explosion du nombre d'émigrés syriens (plus d'un million de réfugiés pour quatre millions d‘autochtones), et l'angoisse des Libanais par la contamination djihadiste, susceptible d'être importée par ces migrants non désirés, le gouvernement a dû prendre des mesures pour enrayer l'afflux, devenu un fardeau pour un Liban trop petit, et lui-même en crise. Des restrictions qui touchent à la scolarisation Ainsi, les enfants syriens qui, jusque-là, étaient admis dans les écoles officielles (publiques) du pays, sont depuis l'été 2014 frappés par des mesures discriminatoires : permis de séjour obligatoire pour les nouveaux arrivants et document attestant d'une présence d'au moins trois ans dans un établissement scolaire libanais pour les anciens réfugiés. à défaut, le renvoi est prononcé. Elles ont été assouplies sous la pression de la communauté internationale : les élèves qui ont eu la chance d'être réintégrés suivent les cours mais à des horaires différents, et donc séparés des Libanais. Des cours donnés par des professeurs qui n'ont pas tous la fibre humanitaire. Pour sauver ces enfants perdus, des associations se mobilisent. C'est le cas d'Insan qui a ouvert à Sed el-Bouchrieh, quartier du nord de Beyrouth, une école pour ces enfants perdus. Chaque jour, 57 filles et garçons de 6 à 12 ans y sont accueillis. Des Syriens mais aussi des Erythréens, des Soudanais, des Somaliens, des Irakiens, des Palestiniens, des mineurs touchés par la guerre et la pauvreté qui sévit dans leur pays d'origine. Les enseignants qui acceptent volontairement de fortes baisses de salaires sont chrétiens, musulmans, druzes ou laïques. Le Liban est un pays qui n'est pas regardant sur l'émigration. "Nos frontières sont poreuses et les contrôles inexistants, confie Charles Nasrallah. Chez nous, les familles riches ont besoin d'une main-d'œuvre exploitable et docile. Les migrants sont taillables et corvéables sept jours sur sept pour des salaires de misère : une aubaine pour les patrons. Aux 100 000 enfants syriens exclus du système scolaire s'ajoutent 60 000 autres enfants de clandestins sans papiers. Ceux qui ont la chance de fréquenter l'école de Sed el-Bouchrieh échappent au moins pour quelques heures de leur ghetto." Une goutte d'eau ? Sans doute ! Mais qui permet à ses gamins de conserver un infime espoir d'avenir, et peut-être d'échapper au pire. "160 000 futurs illettrés : des candidats de choix pour les exploiteurs, les mafieux et les recruteurs djihadistes", conclut Charles Nasrallah. Luc Balbont