Après plus de trois ans de guerre civile en Syrie, le Liban compterait aujourd'hui plus de 1,2 million de réfugiés syriens. Un afflux insupportable pour un pays en crise économique et sans gouvernement depuis plus de six mois. Aussi, cette terre "promise proche et accessible" a tourné au cauchemar pour ces migrants, devenus indésirables. Depuis quatre mois, Anouar est bloqué à Tripoli, la grande ville du Liban-nord. Tout comme ses deux compagnons d'exil, Salah et Zakaria, natifs comme lui de Tartous, le port Syrien situé au sud, qu'ils ont quitté il y a une quinzaine d'années, pour venir travailler au pays du Cèdre, plus lucratif. Au Liban, Anouar, Salah et Zakaria multiplient les petits boulots. Nettoyage, travaux de voirie, ramassage d'ordures ménagères, ménages chez les particuliers, maçonnerie, plonge dans les restaurants le soir. Seize heures non-stop de labeur quotidien, sept jours sur sept, payé à la tâche, 6000 livres libanaises de l'heure, trois euros environ. Un salaire de "luxe", deux fois plus qu'en Syrie pour un travail similaire, qui permet aux trois quadragénaires d'entretenir leurs familles et de construire leurs maisons. Pour un grand nombre de "Syriens d'en bas", sans diplôme et sans formation, le Liban incarnait il y a peu encore une "Terre promise proche et accessible", l'espoir d'une vie meilleure. Chaque jour sur les places publiques, ils étaient comme eux des dizaines à attendre en groupe, qu'une voiture s'arrête et que son conducteur, sans descendre du véhicule, en choisisse quelques-uns pour les emmener s'échiner sur des chantiers crasseux. Si la main-d'œuvre syrienne sous-payée a toujours fonctionné sans problème au Liban, la guerre civile, qui met la Syrie à feu et à sang depuis mars 2011, a radicalement changé les rapports entre les deux voisins. Surtout depuis les tragiques événements d'Ersal, une ville libanaise du nord-est, où 3000 djihadistes du Front Nosra ont traversé la frontière pour attaquer début août dernier l'armée libanaise, enlevant et égorgeant des militaires. "Jusqu'à ce drame, même si nous étions considérés comme des cireurs de bottes, méprisés par la population, des vieux émigrés comme moi parvenaient tant bien que mal à se faire admettre par le voisinage", raconte Anouar. "Certains, poursuit-il, nous trouvaient serviables et courageux. Le médecin chez qui je fais le ménage une fois par semaine me donnait des vêtements pour mes enfants, et l'épicier de la rue où j'habite m'invitait souvent à boire le premier café du matin. Avec les affrontements sanglants d'Ersal, nous sommes passés du mépris à la haine. Aujourd'hui, une grosse majorité des Libanais nous voient comme des agents infiltrés de Daech (l'Etat islamique en Irak et en Syrie), préparant chez eux l'instauration du califat." Si d'habitude Anouar regagnait régulièrement sa Syrie natale tous les deux mois en taxi collectif, afin de passer quelques jours avec les siens, il reste aujourd'hui prudemment à Tripoli. Beaucoup de ses compatriotes partis récemment ne peuvent plus rentrer, bloqués à la frontière par l'armée libanaise ou les miliciens chiites du Hezbollah, alliés du régime du président Bachar al-Assad. Anouar limite également ses déplacements à l'intérieur du Liban. "Je ne vais plus travailler à Beyrouth comme avant, déplore-t-il, c'est trop dangereux. Dans les bus on nous regarde de travers, on se fait insulter. Beaucoup de Syriens se sont fait agresser physiquement. Il y a eu des morts. Nous sommes diabolisés." Après plus de trois ans de guerre civile en Syrie, le Liban compterait aujourd'hui plus de 1,2 million de réfugiés syriens. Un habitant sur quatre. Un afflux insupportable pour un pays en crise économique et sans gouvernement depuis plus de six mois. Une émigration qui alimente les fantasmes. C'est ainsi que les rumeurs les plus folles circulent. Les Syriens seraient pêle-mêle porteurs de maladies, facteurs de délinquances, leurs femmes se prostitueraient, sans compter, ajoute Khaled, un commerçant du sud de Beyrouth, "qu'ils prennent les emplois des Libanais, en travaillant à des tarifs très bas". Si ces réfugiés déstabilisent la société du pays d'accueil et perturbent bien des Libanais, ils profitent également aux moins scrupuleux : patrons exploiteurs qui les embauchent à des tarifs misérables ou marchands de sommeil qui les entassent dans des taudis à des loyers prohibitifs. A Tabarja, au bord de l'autoroute qui longe le littoral entre Beyrouth et Tripoli, ils sont plus de cinquante à vivre dans un appartement de quatre pièces, sans eau et sans sanitaires. L'air empeste, la chaleur insoutenable l'été, le froid insupportable l'hiver. Dans le quartier, les voisins se sont mobilisés pour expulser ces indésirables. Jad, un habitant de l'immeuble, affirme qu'ils touchent "des aides de partout", et "qu'ils profitent des largesses du Liban". "Ils envahissent le moindre de nos villages. Qu'ils partent ! On n'en veut pas chez nous, ils n'ont pas la même culture !"... Partir, mais pour aller où ? Waël, sunnite de Homs, aimerait rentrer en Syrie, mais si c'est pour vivre entre le régime de Bachar al-Assad et les barbus de l'Etat islamique, autant survivre au Liban. "Dans les pays arabes voisins, c'est la même galère. Nous sommes rejetés", confie ce mécanicien qui a fui Raqqa, tombée aux mains des islamistes de Daech. Waël pense à passer en Turquie, et de là, tenter sa chance pour l'Europe. En Suède par exemple où des cousins ont déjà émigré. L'homme, âgé de 41 ans, sait qu'il a une chance sur trois d'y parvenir. Et même d'y laisser sa peau, mais "c'est sa seule chance, dit-il, d'assurer une vie décente à mes enfants".