L'image que je garde d'elle, précieuse et fraternelle, c'est celle de sa posture altière, tête droite, qu'elle inclinait pour mieux écouter en plissant légèrement les yeux, le sourire toujours prêt à éclore. Elle était fière d'être, fière de tout ce qui a fait sa vie, sa culture, sa citoyenneté, son art et son intelligence, jamais pervertie de vanité. Elle s'est absentée du monde, Assia, la grande dame d'esprit et d'écrit, la grande dame élégante et grave, et déjà elle nous manque. On est toujours suffoqué quand la mauvaise nouvelle tombe. Le chagrin brouille le regard, la main tremble, la mémoire se désordonne. Assia portait en elle la part belle de l'Algérie, elle la portait comme un talisman ou une boussole qui indiquerait, aux Algériens, la route de la joie et des libertés après tant de mensonges et de malheurs. L'image que je garde d'elle, précieuse et fraternelle, c'est celle de sa posture altière, tête droite, qu'elle inclinait pour mieux écouter en plissant légèrement les yeux, le sourire toujours prêt à éclore. Elle était fière d'être, fière de tout ce qui a fait sa vie, sa culture, sa citoyenneté, son art et son intelligence, jamais pervertie de vanité. Je lui disais qu'elle était, par la rareté de ses qualités, de son talent, la sœur astrologique de Taos Amrouche ou sa fille d'esprit. Elle répondait par la voix de Jean Amrouche : "Qui donc me donnera de pouvoir fiancer l'esprit de mes aïeux à ma langue adoptive ?". Assia avait la passion de l'Histoire, non pour y trouver des réponses, mais des paroles et des signes qui font lien et sens avec le présent. La décennie sombre a été une horrible humiliation pour notre société. Assia supportait mal, l'assassinat d'amis et de tant d'innocents. Nous avons subi les épreuves subies par sidna Ayyoub, disait-elle. Mais ce sont des Algériens, pas Dieu, qui nous les ont fait subir, aux explosifs et au couteau. Archaïsme de la pensée, archaïsme des supplices. On ne peut pas sortir indemnes de cette tragédie. Dans son dernier roman, Les Désorientés, titre tellement évocateur et en résonance avec notre présent, Amin Malouf écrit : "De la disparition du passé, on se console facilement ; c'est de la disparition de l'avenir qu'on ne se remet pas. Le pays dont l'absence m'attriste et m'obsède, ce n'est pas celui que j'ai connu dans ma jeunesse, c'est celui dont j'ai rêvé, et qui n'a jamais pu voir le jour." Vrai, quand on parlait du pays, on citait, pour rire, notre ami Kateb Yacine qui disait : "Quel beau pays l'Algérie, vraiment beau, terrible comme il est beau ! Dommage qu'il soit le nôtre !" Tu le taquinais, faisais semblant d'être fâchée, mais tu savais que l'humour et la dérision était chez le poète sa manière d'exorciser les démons de l'échec, d'être un farceur face à la grande farce nationale. Assia Djebar a, comme Amin Malouf, les yeux éblouis par la blancheur solaire, elle vit le même basculement dangereux que le Libanais : la peur d'être happée par la mutité et engloutie dans l'obscure béance de l'oubli, ou au contraire, marcher, aller ailleurs, écrire et ainsi surseoir à la douleur de l'absence de trois amis chers : "Ainsi moi, à votre propos, chers amis, vous la triade (Boukhoubza, Boucebci et Alloula) la plus proche à mon cœur, de la terre là-bas, de la patrie commune, tandis qu'entre nous seul l'écheveau des mêmes langues trésaille et vous rend à nouveau si présents !" Assia ne veut pas oublier, elle ne veut pas se perdre dans une ville dont elle ne sait pas le nom ; elle ne veut pas être Eid, le héros amnésique des Terrasses d'Orsol, de Mohamed Dib. "Simplement, je ne vois plus l'Algérie. Simplement, je tourne le dos à la terre natale, à la naissance, à l'origine. Simplement, je découvre la terre entière." "Le Blanc de l'Algérie", pour Assia n'est pas la couleur d'une mémoire qui s'estompe, jusqu'à devenir transparente, ni celle du linceul jeté sur des corps appelés à l'absence absolue, "c'est le blanc inaltérable de vos présences, dit-elle, oui toi Kader, Mahfoud, M'hamed, Mouloud, Anna, Yacine, Larbi, Josie, Bachir, Mohamed, Mouloud encore, Jean, Taos, encore Jean... qui déplie le feuilleté de l'histoire algérienne et ressent la pointe de la blessure qui palpite et jamais ne se cicatrise". Ta présence parmi nous a été fertile, Assia, merci. B. M.