Dans un premier temps, cette violence n'atteint pas l'intégrité physique de la victime, mais peu à peu elle empiète sur son psychique. Une douleur vécue, jusqu'à il y a peu, dans le silence ou endormie à coup d'antidépresseurs ; une douleur qui peut provoquer des cancers de toutes sortes ou des dépressions. "Nous vivons dans une société ‘désérotisée', c'est-à-dire peu axée sur l'échange verbal, l'élan, la parole mais massivement sur la maîtrise", nous dira le docteur Yves Prigent. On parle beaucoup de violences physiques faites aux femmes mais à ce jour nous n'avons pas entendu parler de violences morales, et c'est le sujet que je voudrais aborder dans cet écrit à l'occasion de la célébration de la Journée internationale de la femme. Que signifie la recrudescence de ces brutalités qui ne disent pas leur nom ? Pour se protéger, il faut en comprendre les mécanismes. Qu'est-ce que le harcèlement ? Le terme même de "harceler" renvoie à une multitude de définitions. Les termes originaires sont "herser" puis "herceler", signifiant "l'action de soumettre quelqu'un sans répit à des petites attaques réitérées, à des assauts renouvelés". Le harcèlement est en effet une forme de maltraitance. Elle peut être morale ou physique, et vise à détruire psychologiquement et/ou physiquement. Le harcèlement est une arme pour celui qu'on désigne en psychanalyse comme étant un pervers narcissique. Quel est l'objectif ? Affecter, voire détruire l'identité de l'individu. De manières répétitives et insistantes, le harceleur fait subir à sa victime des humiliations de personne. Il existe plusieurs formes de harcèlements, tout aussi violentes, telles que le harcèlement sexuel, le harcèlement des rues et enfin le harcèlement psychologique. Et c'est sur cette dernière forme que nous allons nous pencher. Le harcèlement moral au travail Ce phénomène touche tous les secteurs et tous les postes. Le code du travail définit le harcèlement moral comme étant "des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié au travail et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou de compromettre son avenir professionnel". Dans un premier temps, cette violence n'atteint pas l'intégrité physique de la victime, mais peu à peu elle empiète sur son psychique. Une douleur vécue jusqu'à il y a peu dans le silence ou endormie à coup d'antidépresseurs ; une douleur qui peut provoquer des cancers de toutes sortes ou des dépressions. Cette douleur a été réveillée il y a quelques années par des psychanalystes tels que Christophe Dejours, Marie-France Hirigoyen, Christiane Olivier ou la comportementaliste Isabelle Nazare-Aga. C'est avec des ouvrages tels que Le Harcèlement moral, L'Ogre intérieur, Les Manipulateurs sont parmi nous que la notion de harcèlement moral est en effet apparue sur le devant de la scène publique. Marie-France Hirigoyen définit cette violence comme une "conduite abusive qui se manifeste notamment par des comportements, des paroles, des gestes, des actes pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l'intégrité physique ou psychologique d'une personne." La thérapeute note chez les harceleurs un fonctionnement en miroir : l'autre, nié dans son individualité, est le reflet par lequel ils se sentent exister. Ils projettent sur lui/elle les failles qu'ils refusent d'admettre en eux et se nourrissent en se valorisant à ses dépens. À cette pathologie s'ajoute aujourd'hui une recrudescence des pathologies du narcissisme –de l'image et de l'estime de soi– cette capacité fondamentale à s'évaluer et à s'aimer. En traçant le profil du harceleur, M.F. Hirigoyen précise que ce genre de personne paraît au premier abord charmant, plutôt jovial puis il devient condescendant, et affiche des airs de supériorité et devient de plus en plus dominateur. Ses armes favorites : isoler, disqualifier, refuser la communication, brimer. Inutile de le raisonner car il ne se remet jamais en question. "Il n'éprouve pas la moindre culpabilité : faire souffrir ne le fait pas souffrir, au contraire. Il est incapable d'empathie, incapable même d'identifier la souffrance de l'autre, puisque l'autre n'existe pas pour lui. Il nie son intégrité et son humanité. Son talent : taper là où ça fait mal et se faire passer lui-même pour victime de la prétendue malveillance de son bouc émissaire". À savoir : lorsque la victime décide de se soustraire à ses assauts, le pervers, comme le nomme la psychanalyste, peut faire preuve d'une gentillesse inattendue. Sinon, privé de sa substance vitale, il se cherche au plus vite une nouvelle proie. Au même titre que la toxicomanie ou la délinquance, cette violence insidieuse pourrait donc être interprétée, selon les thérapeutes, comme la marque d'une époque où le "moi" de l'individu est fragilisé, déstructuré par l'absence de repères éducatifs ou de valeurs morales. Résultat : on confond autorité et autoritarisme, pouvoir et emprise. Pour être un "battant", on croit qu'il faut "battre" les autres. À la guerre comme à la guerre ! Les femmes sont deux fois plus souvent victimes du harcèlement moral que les hommes. En général, les femmes qui n'ont pas l'habitude de se montrer agressives se font plus facilement piéger. Les réactions qui font suite au harcèlement diffèrent aussi entre les hommes et les femmes. Alors que ces dernières sont animées de sentiments de rage, de colère et de tristesse et tentent de se défendre, les hommes ont tendance à cacher à leur entourage familial ou à leurs amis les effets du harcèlement. En Algérie, bien que ce phénomène soit très répandu, il n'en demeure pas moins tabou. Quelle est la femme algérienne, intellectuelle ou non, qui à un moment ou un autre n'a pas été une victime potentielle de violence psychologique, de cette violence insidieuse, certes "discrète", mais répétée, systématique, quotidienne, voire chronique ? Quelle est la femme algérienne qui n'a pas vécu cette pression constante au bureau ? Quelle est la femme algérienne qui n'a pas vécu cette angoisse permanente, car elle ne sait pas quand ni où l'agression va la toucher ? En effet, les agresseurs, qui "cherchent à se grandir en rabaissant les autres", on n'en rencontre pas seulement dans les familles, au sein des couples, il y en a aussi dans la vie professionnelle. Certains responsables font régner une atmosphère délétère. Dans certaines institutions, une forme inédite de violence se pratique au quotidien. Ses fers de lance : faire craquer la femme pour qu'elle parte, ou mettre au placard les éléments féminins compétents pour promouvoir la nouvelle politique de l'institution. Comment procède le harceleur ? On distingue plusieurs cas de figure : il demande à sa victime d'accomplir un travail mais il ne l'utilise pas. Ou bien il lui confie des tâches dévalorisantes sans lien avec son poste. Il lui donne de moins en moins de travail, des dossiers de plus en plus minces, de moins en moins importants. Il lui sabote sa carrière ; il lui donne un emploi du temps bien concocté de manière à ce qu'elle ne puisse pas permuter avec un/une collègue. Il peut charger des agents de la suivre partout et d'écouter ses conversations. On lui fait des ponctions sur salaire ou prime non justifiées. La harcelée ne fait plus l'objet d'aucune reconnaissance. On oublie de la convoquer à certaines réunions ; on ne l'invite plus aux conférences. Mais si elle s'y présente, on l'accepte. Le but recherché est de lui faire perdre confiance, voire même de la convaincre de son incompétence. Ce sont souvent des personnes qui s'investissent énormément dans leur travail, intellectuellement ou physiquement, mais surtout affectivement, qui deviennent les cibles par excellence. S'il est important de prendre en compte l'agressivité au travail, il est tout aussi indispensable de réfléchir sur la condition de la femme algérienne qui, de par son parcours et de par sa contribution au développement de l'Algérie, mériterait que l'on établisse des lois pour punir les harceleurs. Dr M.R.-M. Enseignante-chercheure