Soumia Salhi est militante féministe et syndicaliste. Dans cet entretien, l'ancienne présidente de l'Association algérienne pour l'émancipation des femmes (AEF) s'exprime sur le dernier vote sur les amendements du code pénal et l'annonce de la réforme du code de la famille. Liberté : L'APN a adopté récemment une loi criminalisant les violences à l'égard des femmes. Quel est votre avis sur ces amendements du code pénal ? Soumia Salhi : En tant que féministes, nous avons revendiqué et plaidé pour une loi-cadre sanctionnant les violences à l'égard des femmes. On nous a proposé un amendement du code pénal, pour prendre en charge cette problématique. C'est une avancée, elle répond à notre demande et aux attentes des victimes. C'est un premier pas, en ce sens que la violence conjugale fait l'objet d'une identification particulière, que la violence psychologique au sein du couple est sanctionnée et que la violence économique l'est aussi. Concernant le harcèlement sexuel, l'article 341 bis du code pénal qui le criminalise constitue un acquis de nos luttes. Il était cependant insuffisant car il prenait en compte le harcèlement dans le cadre d'une relation d'autorité harceleur/harcelé. La nouvelle disposition qui vient d'être votée étend la sanction à quiconque harcèle... même dans la rue. Ce n'est pas rien. Que pensez-vous alors de la clause relative au pardon ? La clause qui porte sur le pardon met en échec la parole des victimes, parce qu'il est prévu l'extinction des poursuites judiciaires à l'égard de l'auteur des violences, dès lors que la femme victime retire sa plainte. Il aurait fallu que le procureur, garant de la protection de la société... oui, il aurait fallu que l'action publique se poursuive, même si l'on connaît les pressions de la famille, de la société, qui poussent la victime à retirer sa plainte. Comme vous le savez, les débats ont été houleux au sein de l'APN. Êtes-vous étonnée de la réaction des députés islamistes vis-à-vis de la loi contre les violences faites aux femmes ? Les hauts cris des partis islamistes qui jouent à réveiller les vieux démons ne sont qu'une manœuvre politicienne. Ils ne nous intimideront pas. De plus, ceux qui bavent à l'APN contre les dispositions relatives aux violences à l'égard des femmes et qui sont dans de prétendues initiatives pour promouvoir la liberté et la démocratie, veulent... battre leur femme. L'avancée des femmes est indéniable, mais elle ne se fera pas sans la mobilisation des partisans des droits des femmes, pour faire échec au discours rétrograde. Le 8 mars dernier, à l'occasion de la Journée internationale de la femme, le président de la République a informé que le code de la famille connaîtra de nouveaux amendements. Comment accueillez-vous cette annonce ? En Algérie, des droits égaux sont reconnus aux femmes par les textes législatifs, en conformité avec l'article 29 de la Constitution, à l'exception notable des droits des femmes dans la famille, objet de réserves du gouvernement algérien à la Cedaw (Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ndlr). Je veux dire par là que cela fait plus de 30 ans que nous revendiquons l'abrogation du code de la famille, car il est en contradiction avec l'article 29, qui proclame l'égalité, et parce qu'il consacre l'infériorité des femmes algériennes. Aussi, toute modification qui va dans le sens du progrès est la bienvenue. Je rappelle au passage que les amendements du code de 2005 ont éliminé l'obéissance au mari et infléchi les rapports inégalitaires au sein du couple, en faveur d'une famille basée "sur l'affection, la mansuétude et l'entraide" (article 4 modifié). L'article 36 modifié inscrit parmi les obligations des deux époux la cohabitation en harmonie et le respect mutuel et dans la mansuétude, la contribution conjointe à la sauvegarde des intérêts de la famille, la concertation mutuelle dans la gestion des affaires familiales. De son côté, l'article 37 modifié rappelle que chacun des deux époux "conserve son propre patrimoine". L'article 67 modifié lève, quant à lui, toute équivoque sur le travail de la femme... Tout cela n'efface pas l'architecture inégalitaire du code de la famille, qui complique l'utilisation de ces dispositions censées protéger la femme. Justement Mme Salhi, cette fois, vous n'avez aucune appréhension... ? Ecoutez, dans son discours, il est dit qu'il faut revoir les dispositions concernant le divorce, notamment le khol'. Cela dit, je ne sais pas quelles sont les modifications voulues par le président Bouteflika. Va-t-il aller vers plus de progrès ou va-t-il faire des concessions aux conservateurs et au courant islamiste ? Il est clair que le code de la famille, voté en 1984, a besoin d'être abrogé et remplacé par une législation égalitaire. Mais, comme je l'ai dit, je ne sais pas si le Président vise le progrès ou s'il veut faire machine arrière. Nous attendons pour voir... Ce qui est sûr, c'est que nous voulons savoir quel est le nombre réel des divorces en Algérie, par répudiation, véritable pouvoir arbitraire que le législateur a mis entre les mains des maris. Nous voulons aussi savoir le nombre de divorces par recours aux conditions humiliantes et scandaleuses, qui permettent à la femme de demander le divorce, telle la preuve que le mari ne partage pas la couche conjugale ou qu'il est dans l'incapacité d'accomplir son devoir conjugal. Que dire alors de la polygamie, ce phénomène marginal dans notre société, qui demeure dans notre législation comme une atteinte à la dignité des femmes. Vous parlez d'avancée indéniable des femmes en Algérie. Une idée sur le chemin parcouru ? Le déni du droit des femmes est dans tous les pays du monde, car l'humanité a connu partout un ordre patriarcal depuis plusieurs millénaires. L'ordre patriarcal, c'est celui de la prééminence des hommes sur les femmes, du père sur le fils. L'avancée inéluctable des Algériennes ébranle les bases du patriarcat ! De nos jours encore, la présence des femmes sur le marché du travail provoque des résistances. La Constitution algérienne depuis l'Indépendance proclame l'égalité entre les hommes et les femmes. Aujourd'hui, avec 60% de bachelières et 65% de diplômées, avec 17% de femmes actives, avec 42% de magistrates, plus de la moitié des médecins, des enseignants... les femmes accèdent à une puissance économique minimale, qui permet de concrétiser l'égalité. Les mentalités rétrogrades qui se sont opposées à la sortie des jeunes filles pour le lycée ou l'université, qui ont difficilement cédé devant la légitimité du travail féminin, s'expriment encore par les discriminations diverses : refus de la promotion pour les femmes, refus de formation, etc. Le harcèlement sexuel qui signifie renvoyer la femme, qui accède à la dignité de travailleuse, à un statut d'objet... Le harcèlement sexuel est donc apparu comme un obstacle à la marche vers la citoyenneté que les femmes algériennes ont entreprise. C'est pourquoi nous l'avons combattu. Avec le nouveau texte sur le harcèlement, les sanctions, peines et amendes ont été durcies. La loi parle également de harcèlement de rue, ce qui est une nouveauté, mais aussi de harcèlement verbal et psychologique au sein du couple. Quant à l'abandon de famille, il n'était jusqu'ici reconnu que si la femme avait des enfants. Cette condition a été supprimée. Comment se présente la situation des femmes dans le monde du travail ? Lorsqu'on se penche sur toutes les dispositions particulières concernant les femmes dans la législation du travail algérienne, on retire une image assez contrastée. La moisson regroupe deux éléments essentiels. D'abord un dispositif antidiscriminatoire de principe, qui ne souffre aucune équivoque, dans la Constitution (art 29 et 31) et dans la loi 90-11 (art 17 et 142). Conjuguée à l'égalité concrète devant le droit à l'enseignement, qui a produit une transformation majeure du sort des femmes dans notre pays, l'égalité hommes-femmes de la législation du travail a produit le tableau réjouissant de l'émergence massive de l'emploi féminin, frôlant la parité dans les fonctions qualifiées : nous sommes passés d'une femme sur 30 à plus d'une sur 6 dans la population active. Cela a bouleversé les pratiques sociales d'une Algérie conservatrice, bousculé les mentalités et exercé une pression incontournable sur le code de la famille de 1984. C'est le paradoxe de ces magistrates disposant des mêmes salaires et des mêmes attributions professionnelles que leurs collègues masculins qui sont chargées de juger et de faire respecter, par les hommes et les femmes, un code de la famille qui les soumet elles-mêmes à tutelle, pour décider de leur propre vie. Alors que l'accès des femmes à de nouvelles responsabilités professionnelles et institutionnelles radicalise cette réalité égalitaire du monde du travail, le code de la famille amendé en 2005 reste en retrait sur l'évolution réelle de la société. Cependant, le principe égalitaire du droit du travail n'est pas uniformément concrétisé. L'égalité des salaires est réelle, mais elle est affaiblie par le monopole masculin sur les postes de responsabilité. Sur cet aspect, les choses évoluent positivement, mais modestement. À l'inverse, les discriminations positives en faveur des femmes sont en régression, rapportées à la législation antérieure. À cause de ce recul, les conventions internationales ratifiées par l'Algérie, ainsi que les recommandations de l'Organisation internationale du travail (OIT) deviennent parfois une référence utile... C'est-à-dire... ? Les points les plus importants sont l'absence de disposition obligatoire pour les heures d'allaitement, pour les congés sans solde pré et post-natals, et aussi pour les travaux insalubres. Par ailleurs, les structures sociales d'appui à l'emploi féminin ne sont pas à la mesure d'un pays qui compte 65% de femmes parmi ses diplômés et qui doit se préparer à une explosion de la demande. Mais le point le plus important n'est-il pas que toutes ces dispositions très égalitaires, malgré les insuffisances, ne s'appliquent plus à l'essentiel des salariés du pays, qu'ils soient hommes ou femmes ? Avez-vous un commentaire à faire sur l'emploi féminin, qui n'est pas à l'abri de l'informel et de la précarité ? Pour l'emploi féminin, ce n'est pas une chose secondaire. C'est même très grave. Pour toutes les travailleuses au noir, certainement les plus nombreuses, il est impossible par exemple de bénéficier du congé de maternité. Même pour les CDD (contrat à durée déterminée, ndlr) qui se généralisent dans l'emploi formel, ce sera difficile. Comment obtenir qu'un poste soit réservé, alors qu'on est là à titre temporaire, comment percevoir ses indemnités de maternité, quand la femme travailleuse n'est pas déclarée à la sécurité sociale ? Tenues par leurs obligations maternelles de se retirer temporairement du marché du travail, les femmes risquent leur carrière professionnelle. Même les plus qualifiées subiront cette dure conséquence d'une réalité biologique que le droit corrige par les discriminations positives. J'aimerais ajouter qu'au cours des deux dernières décennies, le monde du travail a imposé de nouvelles réalités. Le nombre de femmes qui travaillent ne cesse d'augmenter. Les statistiques officielles révèlent que sur 100 femmes qui travaillent, 44,4% ont un niveau supérieur, contre 10,7% seulement d'hommes. Pourtant, le chômage touche plus les femmes (29,1%) que les hommes (9,8%). Si l'irruption massive et inéluctable des femmes dans le monde du travail constitue une pression pour le maintien d'une législation égalitaire, l'imposition d'un travail décent ne se fera pas sans l'action consciente des travailleuses et des syndicats. H. A.