Né à Alep (Syrie), le politologue Salam Kawakibi dirige l'Arab Reform Initiative (*), un groupe de chercheurs, d'universitaires et d'experts internationaux, un think tank qui travaille sur le monde arabe. Dans cet entretien, il analyse les moments-clés des révolutions arabes qui entrent dans leur 5e année. Un constat douloureux mais pas sans espoir, tout de même. Liberté : Quel bilan tirez-vous des printemps arabes depuis la "révolte du Jasmin" en Tunisie, en janvier 2001, jusqu'à aujourd'hui, où les conflits se durcissent en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye ? Salam Kawakibi : À lire la presse, à entendre les analyses d'un grand nombre d'experts, si je dresse un bilan des révolutions arabes depuis le début du printemps tunisien, en janvier 2011, je tombe dans une déprime totale. La plupart des analyses aboutissent à un irrémédiable constat d'échec. Pour beaucoup, tous ces mouvements révolutionnaires n'auraient servi qu'à mener au chaos total comme en Syrie, en Libye, au Yémen, ou à un retour à la case départ comme en Egypte ; la dictature militaire ayant repris dans ce pays le pouvoir à la rue. C'est une réalité, non ? Si je pousse l'analyse, je peux tirer un bilan moins noir en constatant que les violences des dictatures encore en place ou les agissements criminels des différents groupes jihadistes n'ont pas fait disparaître pour autant les mouvements citoyens conduits spontanément par la jeunesse arabe, dès le départ des printemps. Aujourd'hui, il existe une kyrielle d'associations citoyennes, où des hommes et des femmes, clandestinement chez eux ou à l'étranger, réfléchissent sur la citoyenneté arabe future, travaillent sur la reconstruction à venir, sur la justice sociale, la répartition des richesses économiques, l'éducation, la santé publique, le droit des femmes ou des minorités. Pourquoi ne parle-t-on jamais de ces initiatives ? Parce que la violence frappe davantage les consciences et fait monter les audimats des chaînes. Sur un plateau de télévision, on m'interrogera sur les actions de Daech, mais jamais sur le combat clandestin d'un groupe de jeunes syriens qui, avec des moyens dérisoires et en exposant leur vie à partir de leur pays en guerre, transmettent des dépêches, prennent des photos et tournent des vidéos pour continuer à informer objectivement le monde sur la situation du peuple syrien, pris en otage entre l'armée syrienne et les jihadistes de l'Etat islamique. L'émergence de ces associations citoyennes est l'une des retombées positives des printemps arabes... Si je prends la Syrie, mon pays natal, en exemple, les quarante dernières années de dictature avaient presque anéanti le concept de société civile. L'espace public était confisqué par la violence du régime. En mars 2011, à la veille du début de la révolte, il devait rester une centaine d'associations civiles en activité, la plupart contrôlées par le régime. Aujourd'hui, alors qu'on entre dans la cinquième année de ces printemps, on en compte près de 5 000. Et si une bonne partie d'entre elles œuvrent à l'étranger pour des raisons de sécurité, elles apportent leur soutien moral et matériel à ceux qui résistent sur place. Le nombre d'artistes, écrivains, caricaturistes, plasticiens, créateurs qui mettent leur art au service d'une société civile a explosé. Un mouvement démocratique est en marche. Le peuple syrien apprend l'art du débat politique. La communauté internationale doit faire preuve de courage et soutenir ce mouvement. Selon vous, les pays occidentaux manquent à leur devoir. Mais quid des frappes aériennes décidées par les Français et les Américains, qui ont fait reculer Daech à Kobané, en Syrie, et permis de reprendre récemment la ville de Tikrit, en Irak ? Ces frappes sont nécessaires mais insuffisantes. Il a fallu quatre mois aux Kurdes et à l'aviation de la coalition internationale pour venir à bout des jihadistes de Daech à Kobané, une petite ville. À ce rythme, il leur faudra au moins quatre ans pour reprendre Raqqa, la capitale de l'Etat islamique en Syrie, quatre fois plus grande. Au lieu de se demander s'il doit reprendre le dialogue avec Bachar al-Assad, l'Occident devrait soutenir les mouvements citoyens, qui représentent la seule solution possible d'une Syrie future réellement démocratique. Le régime tue bien plus de civils que Daech. L'Occident a tendance à l'oublier. Mais il préfère Bachar à Daech. Les Syriens, eux, n'ont besoin ni de l'un ni de l'autre. Pour vous, l'Occident a failli à ses devoirs ? Les experts et les médias occidentaux sont obnubilés, d'une part, par Daech, et de l'autre, par les persécutions chrétiennes, en oubliant, je le redis une fois de plus, les mouvements citoyens et démocratiques. Les chrétiens sont en danger, certes, mais pas plus que le reste de la population. En surmédiatisant leurs persécutions, on les sépare des autres victimes, ce qui contribue à renforcer le sentiment qu'ils sont à part, et constituent une caste privilégiée. En Syrie, c'était l'objectif du pouvoir : séparer les communautés pour mieux les contrôler, quitte à les dresser les unes contre les autres. Il y a parfois comme un relent de discours colonial dans l'analyse des révolutions arabes par les Occidentaux. Beaucoup laissent ainsi entendre que nos mentalités seraient incompatibles avec la démocratie. Et donc qu'il faut mieux laisser en place des dictateurs pour gouverner. Quel mépris pour le monde arabe ! Plus de quatre ans après le début des printemps arabes, le bilan reste tout de même bien mince... Quatre ans c'est peu ! Il faut attendre. Il y aura des reculs, des rechutes. En Libye, le pétrole attise les convoitises extérieures, ce qui complique le conflit entre les clans et les tribus. Au Yémen, il n'y a jamais eu vraiment d'Etat fort. Je vous réponds donc en prenant l'exemple égyptien, où il n'y a pas de ressources pétrolières et où un Etat fort, une dictature, existait avant la révolte du 25 janvier 2011. Dans ce pays, même si la révolution semble être un échec, où après une période de gestion calamiteuse des islamistes au pouvoir, un temps, les militaires ont piégé le peuple, en reprenant le pouvoir en juillet 2013, l'Egypte ne pourra jamais revenir en arrière. Les Egyptiens refuseront de revivre sous une nouvelle dictature, comme celle de Moubarak qui a duré trente ans (ndlr, 1981-2011). Luc Balbont L'initiative pour la réforme arabe en français