“N'étant pas maître du jeu”, le président de la Commission nationale pour la protection et la promotion des droits de l'homme souhaite peser sur le cours des évènements. Liberté : Vous l'avez déclaré dernièrement à un confrère : l'Europe a une meilleure opinion sur la question des droits de l'homme en Algérie. Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? avez-vous constaté cette évolution en matière de droits de l'homme dans le rapport que vous allez présenter au président de la République ? Me Farouk Ksentini : à partir du 11 septembre 2001, l'occident en général et l'Europe en particulier se sont rendus à l'évidence. L'Algérie a combattu le terrorisme, elle n'a pas fait la guerre aux démocrates, elle n'a pas combattu l'opposition. Alors que le monde occidental soutenait les terroristes en Algérie, le 11 septembre est venu renverser l'ordre des choses. C'est à partir de ce moment que l'Europe et l'occident ont pris conscience de l'importance du combat que menait notre pays contre le terrorisme. Alors qu'ils étaient persuadés que l'Algérie faisait la guerre aux droits de l'homme, ils se sont aperçus du contraire. L'Algérie, au contraire, faisait la promotion des droits de l'homme et de leur sauvegarde. Ils se sont aperçus également que dans ce pays les droits de l'homme étaient non seulement protégés, mais mieux, tout était mis en œuvre pour leur promotion. D'un point de vue concret, puisque vous vouliez du concret, il y a dans ce pays une liberté de la presse qui est incontestable même si, ici et là, il y a eu des accrocs. Nous sommes parfaitement d'accord. Il y a dans ce pays des élections qui sont libres et démocratiques, même si ici et là il y a eu des critiques qui ont été apportées à ces élections. Il y a dans ce pays la promotion des droits sociaux. L'Algérie fait tout pour construire, l'Algérie fait tout pour créer de l'emploi. Elle fait tout pour améliorer la santé, l'enseignement, etc. Tout cela est positif, il se sent sur le terrain. Il est perceptible sur le terrain. Comme les occidentaux et les européens sont des observateurs avertis, ils ont constaté les progrès qui ont été faits. Ils les encouragent et ils sont maintenant persuadés que l'Algérie va dans la bonne direction. Ça c'est indéniable! Surtout si l'on compare l'état actuel des droits de l'homme en Algérie aux pays qui nous sont comparables. Notamment, les pays musulmans ou les pays arabes ou encore les pays du tiers-monde. L'Algérie est tout de même un pays émergent en matière de droits de l'homme. Ne pensez-vous pas que la rupture du 11 septembre et le changement de vision de l'occident vis-à-vis de l'Algérie en matière de lutte contre le terrorisme n'est pas mis à profit par les tenants du pouvoir dans notre pays pour régenter le champ des libertés démocratiques ? Oui, c'est un point de vue que je ne partage pas. C'est un point de vue, c'est vrai qu'il est développé par certains esprits. Néanmoins, je ne le partage pas du tout. Mais puisque nous avons parlé de la lutte contre le terrorisme, je tiens particulièrement à saisir cette occasion pour rendre hommage à l'ANP, aux forces de l'ordre, à la police, à la gendarmerie et aux forces auxiliaires qui ont combattu loyalement, je dis bien loyalement le terrorisme et qui l'ont vaincu. Le terrorisme a été vaincu sur le plan militaire même s'il existe encore malheureusement quelques poches. Pourquoi je tiens à rendre cet hommage à ces institutions ? Il n'y a aucune armée au monde entier qui n'a eu à combattre plus de 20 000 terroristes ! Actuellement, il y a une mobilisation mondiale contre le terrorisme, sous la houlette des états-Unis. Et bien de par le monde, toute la planète, il n'existe pas 20 000 terroristes. En tout cas, le nombre n'est pas aussi important que celui qu'ont eu à combattre les institutions algériennes. Ils l'ont combattu victorieusement, loyalement, ils en sont arrivés à bout. Et ceci est historiquement établi. Il n'y a pas de contestation possible. Cela est très important. Ce que les occidentaux ont compris. Le 11 septembre 2001 a constitué un tournant dans la mobilisation mondiale contre le phénomène du terrorisme. L'Algérie, après la grâce amnistiante, s'attelle au projet d'amnistie générale… Oui là vous abordez un autre problème. C'est vrai, il y a eu… actuellement, il existe une tendance que nous soutenons en tant que militants des droits de l'homme visant à conforter l'amnistie générale. Pourquoi ? Parce que l'état a été réhabilité. Qui peut amnistier si ce n'est un état qui est redevenu fort à l'intérieur et l'extérieur. Le fait qu'il soit capable d'amnistier est une preuve formelle qu'il est réhabilité. Ceci étant, il y a une chose qu'il faut absolument mettre au point : moi, je suis pour la nécessité de régler leur compte aux règlements de compte. Les algériens ne pourront pas indéfiniment continuer à se combattre. à tort ou à raison, il faut nécessairement, il y va de l'avenir de ce pays, mettre un point final à cette phase historique pour ouvrir une nouvelle page. C'est pour cela que je considère qu'il est dans l'intérêt suprême de ce pays et de nos concitoyens à ce qu'il soit mis fin à ces violences internes qui ont ravagé le pays pendant dix ans. Il est dans l'intérêt des uns et des autres d'ouvrir une nouvelle page sur la paix civile retrouvée. Est-ce que l'intérêt du pays ne serait pas aussi de ne pas tourner la page comme si de rien n'était, ne serait-ce que pour le devoir de mémoire et de justice ? Je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais l'amnistie n'est pas l'amnésie. Il ne s'agit pas d'oublier, il s'agit de mettre la mémoire entre parenthèses et passer à une nouvelle phase. Les victimes garderont toujours leur statut de victimes. Mais comme de par le monde et de par l'histoire, il y a eu des situations semblables qui se sont développées et qui se sont toutes achevées par une amnistie de façon à pouvoir tourner la page. Le pays a besoin de respirer, il a besoin de s'investir dans l'avenir. Mais de par le monde aussi la justice a été faite… Vous pensez à l'Afrique du Sud. Il y a les commissions justice et vérité. Je vais vous dire une chose : il ne faut pas vous tromper, cela a été toujours formel et symbolique. Le travail a été accompagné d'une amnistie générale. Et les gens qui se sont confessés devant les commissions Justice et Vérité n'ont encouru qu'une condamnation morale, pas plus. Aucun d'entre eux n'a été en prison, aucun d'entre eux n'a été exposé à une peine d'emprisonnement. L'Afrique du Sud a fait accompagner la commission Justice et Vérité, il ne faut l'oublier, par une amnistie générale. Il faut le dire également, la nature du conflit en Afrique du Sud n'est pas identique à la situation qu'a connue l'Algérie. Pourquoi veut-on appliquer chez nous la même thérapie ? Ce n'est pas la même chose, je suis tout à fait d'accord avec vous. Mais je vous dis que ces gens-là se sont déterminés de cette manière parce qu'ils ont placé l'intérêt suprême du pays au-dessus de tout. Cela est mon point de vue. Cette tendance à vouloir amnistier tout le monde pourrait s'avérer, elle aussi, dangereuse pour l'avenir du pays ; elle pourrait comporter des risques pour la cohésion de la société de par les fractures qu'elle est susceptible de provoquer. C'est possible. Mais vous savez que c'est une décision politique. Voyez-vous, toutes les décisions politiques comportent des risques. Quoi qu'il en soit, nous sommes peut-être en train de parler un peu prématurément parce que le texte nous ne le connaissons pas encore. Un débat a été ouvert, et cela est un point qui est très important. Chacun a l'occasion de s'exprimer sur le sujet et pourra apporter ses observations et ses réflexions et peut-être aboutir à des améliorations. Pour l'instant, l'amnistie ne nous est pas imposée. Le débat est ouvert et tant mieux. Et puis justement les observations que vous faites sont pertinentes. Il y aura certainement d'autres observations qui seront apportées par d'autres parties : la société civile, les intellectuels, les victimes, les parents des victimes… tout cela fera en sorte que les choses vont s'affiner pour que peut-être la meilleure mouture du projet sera prise. L'intérêt de la question, c'est que le débat a été ouvert. Et cela est très important et salutaire. Elle permet aux uns et aux autres de s'exprimer et d'exorciser le démon. Abordant la question lancinante des disparus, qui occupe le devant de l'actualité et qui concerne de près le projet d'amnistie générale, la présidente de l'association “SOS disparus” revendique la libération de disparus supposés encore en vie. Elle est certaine que plusieurs d'entre eux sont toujours en détention. Elle est libre de penser ce qu'elle veut. En tout cas, nous, nous n'avons pas cette information qu'il existerait encore des personnes en détention clandestine ou occulte. Nous n'avons pas cette information, donc, je ne peux pas répondre à votre question. Vous avez déclaré récemment à un confrère que “l'état est responsable, mais pas coupable”. Certains disent que le nombre de disparus, qui, selon la commission que vous présidez, avoisine les 6 000 cas, ne peut pas être le fait d'une initiative individuelle d'agents de sécurité… Comme je venais de vous le dire, nous sommes à trois mois de la finalisation du rapport sur les disparus, je préfère ne pas répondre à cette question. Un rapport d'une organisation internationale place l'Algérie parmi les pays où le phénomène de la corruption a atteint des niveaux incroyables. Votre commission fait-elle quelque chose pour cerner cette question importante des droits de l'homme dans notre pays ? Il n'y a rien de contraire aux droits de l'homme que la corruption, en cela qu'elle crée des inégalités. Nous avons dénoncé la corruption à chaque fois que en nous avons eu l'occasion. J'ai personnellement parlé de ce phénomène en disant qu'il est devenu un sport national. Donc, la lutte contre la corruption s'impose de manière évidente. Il y a une extrême urgence d'assainir cette situation sur ce plan. Et là, vous parlez à un convaincu, il n'y a aucune hésitation, il faut lutter de toutes nos forces contre ce phénomène. Je crois que la machine est enclenchée, il faut qu'elle aboutisse définitivement à l'enrayer de notre pays. Nous en avons la culture et la volonté nécessaire. Avez-vous fait un travail dans ce sens ? Avez-vous eu déjà à prendre l'initiative d'enquêter sur ce phénomène ? Oui, nous avons la possibilité d'observer. On n'a pas besoin d'enquêter au sens policier du terme. Nous vivons au sein de cette société, nous en connaissons les travers, les qualités également. De ce fait, le phénomène de la corruption ne nous est pas imperceptible. Donc, nous pouvons faire des rapports et un travail de réflexion sur cette question. Il est à notre portée. Il n'y a absolument aucun obstacle à traiter de ce problème parce que le phénomène est malheureusement généralisé. M. Ksentini, vous disiez au début de l'entretien que vous constatez une amélioration quant au respect des libertés publiques, politiques alors que le champ médiatique et politique est presque totalement fermé… Je vais vous répondre en toute sincérité : que les partis reprennent leurs activités, et notamment les partis de l'opposition. Il n'y a pas de démocratie possible sans opposition. Alors, je souhaite qu'ils reprennent leur rôle le plus vite possible et le plus efficacement parce que la démocratie en a besoin. Les partis de l'opposition se plaignent plutôt de la fermeture à leurs activités du champ médiatique, la télévision leur est complètement interdite. Oui, mais enfin ! Depuis les élections présidentielles, il y a quand même un ralentissement de leurs activités qui s'est étendu au moins sur six mois. Ils viennent à peine de recommencer à reprendre la parole. Je souhaite qu'ils reprennent la parole le plus vite possible parce que leurs observations et leurs critiques, surtout lorsqu'elles sont constructives, sont absolument nécessaires pour la vie démocratique dans ce pays. Et la vie démocratique, c'est elle qui accompagnera l'état de droit. En ce qui concerne la télévision, je suis pour l'ouverture du champ audiovisuel à une seule condition, celle que vous partageriez avec moi. Que le cahier des charges soit strict. Nous avons vu les déviations susceptibles d'exister quand le cahier des charges n'est pas observé. Durant la campagne électorale des dernières présidentielles, nous avons vu de quoi sont capables les télévisions, lorsqu'elles sont à l'extérieur et qu'elles parlent de l'Algérie. Je parle d'une certaine télévision que je ne nommerai pas. Et vous avez vu ses excès de langage ! C'est cela que je regrette ; les excès de langage, les injures et la désinformation qui sont répréhensibles. C'est contraire aux droits de l'homme. De multiples télévisions, en respectant le cahier des charges, ne pourront faire que du bien ; ce qui ne fera que renforcer l'état de droit et la démocratie. Est-ce l'une des recommandations du rapport de votre commission ? Mais bien sûr. On y arrivera fatalement. On arrivera à l'ouverture du champ médiatique comme on arrivera au pluri-syndicalisme. Ce sont des évolutions inévitables. Seulement, il faut y arriver dans de meilleures conditions. Il y a des pays qui l'ont déjà fait. Le monde ne s'est pas arrêté pour autant. C'est tout à fait légitime. C'est juste une question d'éthique. Mais des journalistes ont été jetés en prison pour avoir exercé leur métier… Vous n'attendez pas de moi l'encouragement de l'emprisonnement de journalistes ! Je suis avocat de profession et président d'une commission pour la protection et la promotion des droits de l'homme. Je suis contre l'emprisonnement des journalistes. Point à la ligne. Je le dis à chaque fois. Le journaliste qui n'observe pas l'éthique de la profession doit être sanctionné, mais autrement que par la prison. Voilà mon point de vue. Pensez-vous que votre commission peut accomplir réellement sa mission de protection et de promotion des droits de l'homme ? Nous faisons tout pour que nous ayons le plus d'influence possible. Je le souhaite. Je ne suis pas maître du jeu, je ne peux pas vous dire si nous y arriverons. L'avenir nous le dira. Nous essayons de toutes nos forces de peser sur le cours des choses. K. D.