Analyste politique et observateur avisé de la scène politique tunisienne, Selim Kharrat, ancien directeur exécutif d'Al-Bawssala, une ONG de veille parlementaire, et consultant pour de nombreuses associations, revient dans cet entretien sur le dernier attentat de Sousse, ses répercussions et ses enjeux. Liberté : À votre avis, pourquoi l'EI cible la Tunisie ? Selim Kharrat : La Tunisie se trouve dans une région fortement touchée par l'émergence de groupes de combattants jihadistes. Voisine de la Libye où des groupes se proclamant de l'Etat Islamique prolifèrent, la Tunisie a du mal à sécuriser ses frontières, ce qui peut faciliter la circulation d'armes et de combattants. L'EI a déjà proclamé deux provinces en Libye et en Algérie. Au niveau de la frontière algérienne, les forces de sécurité luttent depuis des années contre Aqmi dont les combattants sont positionnés au niveau du mont Chaâmbi, dans le gouvernorat de Kasserine. D'un point de vue géopolitique, l'EI a tout intérêt de déstabiliser la Tunisie, un pays qui tente tant bien que mal de retrouver un semblant de stabilité et consolider sa transition démocratique. Les valeurs et le projet pour lesquels les Tunisiens luttent depuis janvier 2011, à savoir un Etat de droit et une gouvernance démocratique, sont à l'opposé du projet de l'EI. L'EI cible donc la Tunisie, car cela est consistant avec son projet de déstabiliser les Etats de la région et leurs institutions afin de mieux implanter ses provinces et son califat. La Tunisie n'est pas la seule cible, tous les pays de la région courent ce risque. N'y a-t-il pas, selon vous, des régimes ou des lobbys qui appuient d'une façon ou d'une autre l'extrémisme car redoutant la réussite de l'expérience démocratique tunisienne ? Il est évident qu'une réussite de l'expérience démocratique de la Tunisie ne sert pas les intérêts des régimes autoritaires de la région. Depuis la révolution tunisienne, ces régimes ont tout fait pour éviter un effet de contagion. De là à dire que l'extrémisme est soutenu par des lobbys ou des régimes hostiles, il est difficile de l'affirmer. Nous avons besoin de temps et de preuves concrètes pour faire une telle affirmation. Le chef du gouvernement, Habib Essid, a annoncé une série de mesures pour renforcer la sécurité. N'y a-t-il pas risque sur les libertés ? Le risque pour les libertés est bien réel. Dans un contexte de forte demande sécuritaire de la part des Tunisiens, le gouvernement peut être tenté de mettre en place des mesures liberticides sous couvert de mesures sécuritaires. L'Assemblée tunisienne est en cours de discussion d'une nouvelle loi anti-terroriste qui va donner le ton en matière de respect des libertés individuelles et collectives. Les premières prises de positions et déclarations des politiques tunisiens, après les attentats du Bardo en mars et celui de Sousse, il y a quelques jours, ne sont pas rassurants. Le président tunisien s'en est pris aux mouvements sociaux et à l'opposition, les accusant d'empêcher le gouvernement de travailler sereinement. D'autres, appellent à durcir le contrôle sur les associations pour lutter contre les financements occultes de groupes terroristes. Le défi est de trouver un juste équilibre entre besoin de sécurité et respect de la Constitution tunisienne, des droits et libertés des citoyens. Cet attentat ne risque-t-il pas de déteindre durablement sur le tourisme, principale ressource du pays ? Le tourisme et l'économie tunisienne sont déjà durement et durablement touchés. La saison touristique est sérieusement compromise. Cela aura un impact sur l'augmentation du taux de chômage et sur les rentrées en devises. Le tourisme, secteur déjà en crise depuis la révolution tunisienne, va pâtir de l'image écornée d'un pays qui peine à sécuriser ses visiteurs. Quelle stratégie sécuritaire, selon vous, doit adopter le gouvernement tunisien pour venir à bout de ce fléau ? La réponse strictement sécuritaire ne sera pas suffisante. Il faut une réponse globale. Le gouvernement doit aussi travailler sur les causes profondes qui favorisent le basculement des jeunes dans la radicalisme et le terrorisme : le manque de débouchés et d'opportunités économiques, l'exclusion sociale et les inégalités entre régions, la subsistance de mosquées sous contrôle de prêcheurs radicaux, la corruption endémique qui favorise la contrebande d'armes, les centaines de combattants tunisiens partis en Syrie, en Irak ou en Libye et qui constituent des viviers de recrutement pour les groupes jihadistes, formation et équipement adéquats des forces de sécurité, coopération plus efficace avec l'Algérie et autres pays concernés, etc.