Après un premier livre intitulé "Influences de la musique sur le comportement humain", Mouloud Ounnoughene, neurochirurgien et musicien, a publié récemment Mohamed Iguerbouchène, une œuvre intemporelle. Dans cet entretien, il évoque ses deux ouvrages et revient sur la nécessité d'introduire et de généraliser l'enseignement des arts dans nos écoles. Liberté : Vous vous intéressez dans votre deuxième ouvrage à l'œuvre de Mohamed Iguerbouchene, comment est né votre intérêt pour cet immense artiste ? Mouloud Ounnoughene : Iguerbouchene est un artiste hors pair, un cas d'école, de part son catalogue éclectique qui mérite une attention toute particulière. De la mélodie à la rhapsodie, du poème symphonique au concerto, de la nouba au maqam, il s'est bien inspiré du moual et du zidane dans quelques-unes de ses œuvres. Iguerbouchene a su, dès les années 1930, réaliser un syncrétisme fécond entre les traditions musicales maghrébine, orientale, africaine et occidentale. Ces influences mutuelles se déclinent dans ses compositions, à l'image de la rhapsodie concertante de Blue dream ou de la féerie orientale. Père du métissage musical en Algérie, il grava aussi plusieurs partitions dont Hadja Zohra, Danse mauresque N4, cimes, sérénité montagnarde, etc. Premier compositeur algérien de musiques de film, il cosigne avec Vincent Scotto la bande son du film Pépé le moko avec Jean Gabin. Iguerbouchene grave ses croches dans les studios américains de la Walter Ranger/United Artists, notamment pour le compte du film Algiers. Il signe musicalement le charmant Bim, le petit âne, dont le commentaire est écrit et narré par Jacques Prévert. Il collabore aussi avec Tahar Hennache dans le film documentaire Ghatassine essahra. Il a collaboré également avec Georgette le Tourneur de Marçay dans Vision Saharienne. Il signe par ailleurs la musique du film Minaret dans le soleil dont le thème s'articule autour de la ville de Tlemcen. Ce film a obtenu un prix au Festival de Venise de 1949. La liste est assez longue... La question motrice de ce livre intitulé Mohamed Iguerbouchene, une œuvre intemporelle était comment un génie comme Iguerbouchene n'est pas connu dans son propre pays alors que des hommages et des colloques fusent pour des "artistes" dont la production ou la qualité lyrique de leurs œuvres est dérisoire par rapport à celles de Mohamed Iguerbouchene. Son œuvre est incommensurable, sa musique est ennoblie par une technicité exceptionnelle, une qualité harmonique étonnante et une variabilité stylistique déroutante. Cette question a donc motivé l'écriture de ce livre sur ce génie, qui doit impérativement retrouver sa place au Panthéon des artistes de notre pays. Mon grand souhait est de l'intégrer dans l'enseignement musical au sein de nos établissements scolaires. Dans votre précédent ouvrage, Influences de la musique sur le comportement humain (préfacé par le professeur A. Louis Benabid de l'Académie des sciences de France), il était question de l'émotion musicale... Il est question de l'émotion musicale à travers les différents styles musicaux, de la nouba au maqam, du jazz à la musique symphonique. A travers leurs palettes esthétiques et leurs modes, ils peuvent en effet susciter une gymnastique émotionnelle. Différentes expériences y sont traitées : sédative ou stimulante, la musique dissèque nos souvenirs et explore notre passé, faculté intéressante pour le patient atteint de la maladie d'Alzheimer ou chez l'autiste. La musique peut en effet améliorer la cognition de ces patients. Des chapitres concernant les codes cérébraux de la musique et les rythmes de la vie sont mis en exergue, un point d'orgue est assigné à la chronobiologie ; c'est l'organisation des rythmes biologiques de notre corps, leur contrôle et leur régulation. Enfin, des exemples de musicothérapies active et passive y sont développés dans le cadre de différentes écoutes. On ne cessera de rappeler que l'émotion musicale est fonction de notre culture et tradition d'écoute, de l'éducation musicale et de nos capacités mentales à décoder une œuvre musicale.
Pourquoi, selon vous, est-il nécessaire d'introduire la musique en particulier et les arts en général dans nos écoles ? Malheureusement, les arts sont le parent pauvre de nos écoles. On ne se rend pas compte de l'intérêt de leur pratique. L'apprentissage de l'art favorise l'imagination, éveille les sensibilités et stimule l'esprit critique, ce sont, là, les clés d'accès aux savoirs. Il est utile de développer dès le jeune âge l'expression artistique et le sens esthétique de l'enfant avant que les codes sociaux prennent le dessus. L'expérience esthétique de l'enfant doit s'exprimer dans son "œuvre" : dessin, chant, jeu instrumental à travers l'arme de son intuition, en exprimant d'une façon démasquée son émotion. L'étude de la musique à l'école encourage la pensée créative, elle agit et développe l'estime et la confiance en soi, elle aide énormément à l'intégration sociale des jeunes à travers leur participation à des ensembles musicaux, des chorales ou des orchestres, etc. La musique est d'un grand secours aux élèves hyperactifs ou atteints de troubles de la concentration. Par ailleurs, la pratique et l'apprentissage d'un instrument de musique permettent de développer la psychomotricité et d'améliorer la coordination fine. Quant aux percussions, elles permettent certainement une expression médiatisée de l'agressivité et sont considérées aussi comme un bon exercice de maîtrise de la motricité. Les amateurs du chant travaillent sur la mécanique de leur phonétique et apprennent à mieux respirer en régulant leur diaphragme. En définitive, la musique participe à l'expression globale de l'être humain et s'avère être un révélateur d'émotions enfouies. La musique est d'un grand secours aux élèves dans le cadre de l'apprentissage scolaire. Une étude canadienne qui a porté sur 6000 élèves, échelonnée sur 3 ans, a démontré que l'enseignement de l'éducation artistique améliore nettement les résultats aux tests de mathématiques et augmente les performances dans l'apprentissage des langues sans pour autant altérer les autres matières. Nos pédagogues doivent plancher profondément sur la question !
L'art favorise donc le développement d'un esprit critique chez l'enfant ? L'art développe effectivement l'esprit critique pour mieux penser, aiguiser autrement son esprit. La remise en cause des définitions par l'observation doit être très tôt encouragée. L'enseignement de l'art et de ses différentes fractions poétique et esthétique doit être une priorité. Au bout du parcours, l'artiste ou l'amateur de la chose artistique sera capable de produire quelque chose d'inouï, qui peut bouleverser le cours de l'histoire dans son domaine, c'est comme un petit génie, il est doué d'une vaste culture et nanti de bonnes connaissances. Il scrute d'un autre œil la société, il est capable de transposer les éléments de la réalité dans un cadre privilégié et enchanteur, il sublime en quelque sorte les choses banales. Ne pas confondre avec le talent : qui consiste, par exemple, à marier des couleurs, à conjuguer des notes ou à solfier des sons, cela relève plus du commun... Il ne s'agit pas aussi de se réapproprier une œuvre. Le processus de création doit être le moteur de tout artiste. En musique, il ne s'agit pas de frotter certaines "chansons" par les artifices corrupteurs de l'électronique : expandeur, échantillonneur, boîte à rythmes et synthèse vocale pour affirmer s'inscrire dans la nouveauté ou l'originalité, ce ne sont là que des œuvres "mécaniques". Une véritable œuvre artistique n'est pas reproductible. Pour progresser, on doit se remettre perpétuellement en question. Le souci de tout musicien ou chanteur est, à mon sens, la quête du savoir, améliorer sa technique de jeu instrumentale, prendre ou reprendre des cours de chant, s'ouvrir à une écoute plus large et diverse. Comme le dit Camus : "L'œuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret." Citation à méditer !