Sortir du tout-pétrole passe nécessairement par la promotion de l'activité industrielle. La crise annoncée pour l'économie algérienne offre, paradoxalement, une opportunité pour relancer notre industrie. Mais pour cela, il est indispensable que nous remisions au placard les visions éculées du développement industriel qui, hélas, marquent encore trop fortement la mentalité des décideurs. Dans un papier publié dans Liberté économie du 17 octobre 2013, nous écrivions : "Contrairement à beaucoup d'idées reçues, une conjoncture exceptionnellement favorable s'offre à l'Algérie pour amorcer la diversification de son économie." Malgré la crise qui frappe notre pays, ces propos non seulement restent pertinents mais prennent une acuité plus aiguë. Car les conditions d'émergence d'une industrie nationale compétitive sont toujours présentes. En effet, le contexte économique mondial reste marqué par la persistance d'une croissance très faible. Cette situation pousse les entreprises des pays industrialisés à rechercher des relais de croissance dans les pays moins développés qui offrent des facteurs de compétitivité significatifs. À cet égard, l'Algérie offre toujours avantages comparatifs notables : faible coût de la main-d'œuvre et de l'énergie, une force de travail jeune et éduquée pouvant se former rapidement aux exigences de la production industrielle, une grande proximité géographique et culturelle avec Europe, notre marché potentiel privilégié. La fenêtre d'opportunité qu'offre la situation de l'économie mondiale, et singulièrement celle de l'Europe, est donc une opportunité exceptionnelle pour l'Algérie, acculée aujourd'hui à rechercher à tout prix la diversification de son économie. Cette conjonction des besoins deux côtés de la Méditerranée devrait être saisie le plus vite possible par l'Algérie. Pour cela, notre vision de l'industrie devra être totalement rénovée pour s'adapter aux exigences/opportunités de la mondialisation de l'économie. Car l'économie industrielle a été profondément bouleversée durant les 20 dernières années. Une véritable "grammaire industrielle" est née avec des notions nouvelles qui structurent désormais la fabrication industrielle dans le monde : fragmentation des chaînes de valeur, globalisation du sourcing, maximisation des avantages comparatifs... La fabrication de l'IPhone donne une bonne illustration des nouveaux paradigmes de la production industrielle : pas moins de neuf pays (USA, Japon, Taïwan, Allemagne, France, Corée du Sud et Chine) participent à la fabrication et au montage des différents composants du célèbre produit d'Apple ! La plupart des pays émergents ont saisi l'opportunité des chaînes de valeurs mondiales (CVM) pour assurer leur développement industriel. Par exemple, les sociétés chinoises Lenovo et Huawei, s'appuyant précisément sur cette stratégie, sont devenues des acteurs majeurs sur les marchés mondiaux des ordinateurs et des équipements de télécommunication. Mais sans aller vers les dragons du Sud-Est asiatique, plus près de nous le Maroc, s'inspirant de la même approche avec son Plan Emergence lancé dès 2005, a réussi à ériger sur son territoire des capacités de production de rang mondial dans des industries aussi complexes que l'aéronautique, l'électronique ou l'automobile. Des productions évidemment toutes tournées vers l'export. Pour nous, il s'agit d'abandonner les visions industrielles qui semblent aujourd'hui guider les choix stratégiques de l'Algérie ; en particulier, la stratégie de l'import-substitution, consistant à vouloir remplacer les importations par des produits nationaux afin de réduire notre dépendance à l'égard de l'étranger. Reposant nécessairement sur des mesures protectionnistes préjudiciables à la compétitivité, ce qui leur fermait les marchés à l'export, les politiques import-substitution ont été progressivement abandonnées dans la plupart des pays à partir des années 80. C'est pourquoi les initiatives lancées avec l'usine de montage Renault d'Oran ou celle de Tiaret pour les véhicules tout-terrain n'ont aucune chance de pouvoir stimuler une industrie automobile algérienne compétitive, capable de s'imposer sur le marché mondial. Au contraire, les exemples de la Chine ou de l'Inde, et plus près de nous celui du Maroc, ont montré toute l'efficacité d'une stratégie alternative fondée sur l'exploitation judicieuse des chaînes de valeurs mondiales dans le secteur de l'automobile. Il se trouve que les opportunités offertes par les chaînes de valeurs mondiales sont particulièrement bien adaptées aux exigences de diversification de l'économie algérienne. Intégrer ces chaînes de valeur offre en effet aux entreprises algériennes la possibilité d'élever rapidement leur compétitivité en répondant efficacement à leurs principales faiblesses : obsolescence technologique, des économies d'échelle, difficulté d'accès aux marchés extérieurs. En outre, la base industrielle installée, aussi bien au niveau des entreprises publiques que privées, permettra progressivement de développer de nouvelles chaînes de valeur locales et, in fine, de capter une part significative de la valeur ajoutée globale des productions en jeu. Enfin, l'intégration aux chaînes de valeurs mondiales est ouverte aux grandes entreprises mais surtout aux PME puisqu'elle permet de concentrer ses ressources sur un nombre restreint de segments de production, ce qui facilite grandement le développement de ses compétences et limite considérablement la complexité de la logistique industrielle. Elle offre ainsi aux PME algériennes qui s'y impliquent le meilleur moyen de réussir leur "mise à niveau" ; et cela, de façon beaucoup plus sérieuse et efficace que tout programme de ce type piloté par les pouvoirs publics quelles que soient les ressources financières qu'on lui allouerait. Pour être efficace, l'intégration aux chaînes de valeur mondiales suppose des stratégies nationales d'accompagnement de grande envergure. Il s'agit en effet de supprimer les principaux obstacles à l'intégration et à la montée en gamme en améliorant de façon significative le climat des affaires dans ses différentes composantes. Il s'agira aussi de renforcer certaines infrastructures clés dans le fonctionnement des chaînes de valeur. En particulier, il est indispensable que l'Algérie se dote le plus tôt possible de ports en eau profonde de taille réellement mondiale, adossés à de vastes zones industrielles. Tous les pays émergents ont compris l'intérêt de ces investissements stratégiques pour leur développement industriel à l'exemple de ce qu'ont fait nos voisins marocains avec Tanger Med ou tunisiens avec le projet Infidha. Il s'agit aussi de se donner les moyens de piloter l'ensemble du processus pour préserver ses objectifs fondamentaux et le consolider progressivement au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Et c'est là la vraie valeur ajoutée des pouvoirs publics qui trouvent ici leur pleine utilité dans le développement industriel. En particulier, le ministère de l'Industrie, en coordination avec les autres ministères concernés (Finances, Commerce, Travail, Justice...), devrait considérer cette mission comme une vraie priorité nationale en veillant à ce que l'ensemble des acteurs impliqués travaillent en coordination étroite pour assurer la cohérence du processus. À titre d'exemple, en complément de leur Plan Emergence, les Marocains se sont dotés en 2009 d'un ‟Pacte National pour l'émergence Industrielle" qui précise le rôle des acteurs et définit les chantiers transversaux à lancer pour appuyer le processus. Bien évidemment, l'adoption d'une stratégie d'exploitation des opportunités des CVM exige une profonde remise en cause de la façon dont les pouvoirs publics approchent le développement industriel. Malheureusement, les initiatives prises ces dernières années vont à l'inverse de cette exigence. Par exemple, la restructuration des entreprises publiques industrielles décidées en août 2014 avec la création de 12 groupes industriels nous ramène pratiquement aux mêmes "Sociétés nationales" des années 70 ! Ne s'agit-il pas là un signe révélateur de vouloir reproduire l'ancien schéma d'entreprises intégrées, tournées vers un marché intérieur protégé ? Du reste, pour appuyer cette initiative, ses promoteurs utilisent le même langage anachronique des années 70 en recourant à la vieille formule de "densification de la matrice industrielleˮ, une notion qui n'a plus de sens dans le monde industriel d'aujourd'hui. Lorsqu'on observe l'histoire des politiques industrielles algériennes, on ne peut que constater l'antinomie constante entre les décisions prises par l'Algérie et les évolutions mondiales. Quand, à partir des années 1960, la plupart des pays abandonnaient les politiques autarciques et s'ouvraient au monde, l'Algérie décidait de mettre en place des industries déconnectées du marché mondial. Quand, dans les années 1980/90, les pays dits BRICS décidaient de se donner des stratégies industrielles innovantes tirant profit des changements technologiques et commerciaux mondiaux, l'Algérie décidait de ne pas avoir de stratégie industrielle du tout, laissant les entreprises sans cap et soumises aux seules pressions de l'environnement. Quand enfin, comme on vient de le voir, la fragmentation des chaînes de valeurs faisait exploser les règles de la compétitivité, l'Algérie veut recréer des entreprises fermées sur elles-mêmes ! La crise qui s'annonce pour l'économie algérienne nous interdit de continuer à ignorer les dynamiques qui structurent désormais la production industrielle dans le monde. Pour cela, les pouvoirs publics devront avoir le courage de changer de logiciel. S. S. Consultant en management