Dans sa solitude, dans la froideur de l'exil, dans la noirceur d'une cécité cruelle, l'historien Ssi Mohamed Harbi sombre. Dans notre indifférence totale et aveuglante... l'historien descend dans la cruauté de l'oubli ! Lui qui, durant toute sa vie d'historien et de militant intellectuel, a distribué la lumière autour de lui, pour nous tous, se trouve, aujourd'hui, dans l'obscurité physique. Aveugle. Frappé par la cécité impitoyable ! La première fois où j'ai rencontré Ssi Mohamed Harbi, c'était à la Bibliothèque nationale d'Algérie. Il répondait à notre invitation, venu pour donner des conférences et rencontrer les cadres de cette noble institution, animer un atelier autour de l'art d'archivage et les nouvelles dispositions scientifiques pour le traitement des manuscrits. De cette rencontre réalisée grâce à un autre grand historien Daho Djerbal, j'ai gardé de prof Harbi l'image d'un homme humble, profond et attentionné. Respecté et respectueux. Pudique. Sage. Un intellectuel qui n'a de ressemblant que les prophètes ou les apôtres. Ssi Mohamed Harbi est le seul Historien, avec un H majuscule, aux côtés de Benjamin Stora, qui a su minutieusement décortiquer l'histoire de "la révolution algérienne". Sans nostalgie. Sans diabolisation. Sans enchantement. Historien de la réflexion et non du réflexe. D'un acteur de l'histoire de la révolution, il a participé aux premières négociations des accords d'Evian, au statut de chercheur sur cette même histoire, qu'il a écrite avec un œil critique et objectif. L'historien Mohamed Harbi représente pour notre génération le mythe universitaire révolutionnaire et intègre. L'intellectuel critique qu'il incarne nous a appris le sens de la raison. Il nous a libérés de la stupidité intellectuelle. Par ses écrits historiques sur l'histoire de l'Algérie contemporaine, il nous a libérés de la culture de la sottise. Je cite quelques titres qui ont fait, et continuent à faire, notre lecture perpétuelle : La Guerre d'Algérie, 2004 (en collaboration avec Benjamin Stora), Une vie debout : mémoires, 2001, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, 1993, L'islamisme dans tous ses états, (dir), 1991, La guerre commence en Algérie, 1984, Le FLN, mirage et réalité, 1980, Les Archives de la révolution algérienne, 1981, Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie, 1975... Il nous a enseigné le respect de la différence, inculqué la célébration du relatif. Il n'y a pas une seule vérité dans l'histoire. Il nous a appris comment adhérer au débat constructif, comment défendre le droit à la question philosophique sur l'histoire. L'histoire n'est pas le passé. Ssi Mohamed Harbi nous a appris que l'histoire est le produit des hommes et des femmes. Elle n'est pas faite par les anges ou les dieux. Donc, il nous est demandé de la lire et la relire en héritage. Interpréter. Décoder. Critiquer. Chercher en l'homme qui a fait l'histoire ce qui est humain et inhumain en lui ! C'était son livre Le FLN mirage et réalité qui a ouvert l'esprit critique pour notre génération. Il nous a décampés de la lecture naïve. La lecture de redondance. De la dictée. De la festivité. Dès la crise du 19 juin 1965, date du putsch contre le président Ahmed Ben Bella, Ssi Mohamed Harbi a été jeté en prison jusqu'en 1968. En 1971, il est mis en résidence surveillée. 1973, il s'évade et rejoint la France. Il choisit la famille de la science quittant ainsi la politique dans le sens actif, voire activiste. Il devient enseignant de sociologie et d'histoire à l'université française. Aujourd'hui, face à sa bibliothèque, ses livres et ses livre-projets, Ssi Mohamed Harbi sombre dans la noirceur. Il a perdu totalement la vue ! Et je ne sais pas pourquoi est-ce que l'image du fils d'El-Harrouch dans sa cécité m'a fait rappeler l'écrivain Gorge Borges face aux rayons de sa bibliothèque ! Figure emblématique de l'historiographie contemporaine demeurera Ssi Mohamed Harbi. Que l'Algérie n'oublie pas ses enfants, ses apôtres des lumières ! A. Z.