Ici, c'est la république des islamistes, leur "dawla" comme ils l'avaient tant rêvée durant les années FIS : pas d'impôts, pas de factures, pas de chèques et pas de banques. Des milliards transitent chaque jour par ce souk dans des "chkaras". Les prix des produits de première nécessité commencent à flamber et tout indique que cette tendance ira en grandissant, une fois que la loi de finances 2016 entrera en vigueur. Et comme pour préparer les Algériens à ce qui va venir, les grossistes en produits alimentaires ont déjà anticipé et annoncent la couleur : tous les produits, sauf ceux dont les prix sont plafonnés (sucre, huile, lait en sachet), connaissent en ce moment des augmentations substantielles. Aziz, un épicier de Kouba, ne cache pas sa colère : "Tout a augmenté et le pire est à venir en 2016. Comment vais-je faire avec mes clients ? Je dois passer mon temps à me justifier et c'est clair que beaucoup diminueront leur consommation, voire iront chercher, dans un premier temps, les produits alimentaires là où ce sera encore moins cher. Déjà, nombre d'entre eux commencent à acheter en grandes quantités pour les stocker chez eux. Mais ça ne marchera pas. Leurs stocks s'épuiseront avant l'entrée en vigueur des nouvelles augmentations de l'an prochain." Pour Aziz, cette hausse généralisée ne s'explique pas. "Chez les grossistes, on me dit que cela est dû au rétrécissement des importations. Soit. Mais, comment expliquer que des produits alimentaires fabriqués localement, à l'instar des biscuits, connaissent une hausse en ce moment ?" Dans le quartier de Jolie-Vue, Samir, qui tient un magasin d'alimentation générale, tente de justifier ces hausses. "Vous savez, le commerce, c'est aussi prendre des risques. Quand on me dit pourquoi l'œuf se vend 12 DA en ce moment, je rappelle que l'an dernier, il se vendait à 5 DA et que les producteurs ont dû jeter d'énormes quantités dans les décharges publiques. Cela dit, quand il y a eu la rumeur sur l'augmentation du prix des œufs, beaucoup de grossistes du quartier des Eucalyptus ont fermé leurs dépôts, pour attendre l'entrée en vigueur des nouveaux prix et empocher le jackpot. J'avoue que j'ai continué à pratiquer les anciens prix, vu que j'avais acheté aux anciens prix de gros. Mais imaginez l'inverse : que j'achète, en gros, à 10 DA, et qu'ensuite, les prix chutent. C'est pour cela que je dis que c'est un métier risqué et instable." Plus loin, Hichem prend la défense des grossistes et justifie les augmentations des prix : "Les œufs ont augmenté parce que les éleveurs connaissent de graves problèmes en ce moment. Ils ont perdu beaucoup de poules à cause de maladies. Ensuite, il ne faut pas oublier que c'est la fin de l'année, la période où beaucoup de grossistes de produits alimentaires prennent leurs congés, histoire d'échapper aux contrôles. Pour ce qui est des légumes secs, j'avoue que je n'ai aucune explication. C'est l'aliment du pauvre par excellence. Mais les augmentations à venir seront plus importantes, puisque le carburant et l'électricité vont augmenter. Avec les tarifs actuels, beaucoup de commerçants ne laissent jamais leurs frigos en marche la nuit, alors, si le prix de l'électricité va augmenter, je parie que même durant la journée, beaucoup les éteindront. D'ailleurs, je crois que beaucoup de commerçants vont cesser de vendre des laitages, juste pour réduire leur consommation électrique." Dans les dédales de Semmar Difficile de se frayer un chemin, même à pied, dans la "république de Semmar". Cet immense marché de gros des produits alimentaires se trouve sur le territoire de la commune de Gué-de-Constantine et s'étend jusqu'à l'entrée de Aïn Naâdja. Ce capharnaüm, érigé à la hâte durant les années sombres du terrorisme, abrite le plus grand marché de gros des produits alimentaires du pays. Aucune construction n'est achevée, aucune route n'est en bon état et aucun dépôt n'est aménagé. C'est à croire que les grossistes d'ici sont là provisoirement et s'attendent à déserter les lieux à tout moment. Dans ce gigantesque labyrinthe, les semi-remorques disputent la route aux camionnettes et autres fourgons. Le chargement et le déchargement ne s'arrêtent jamais. Sur tout le périmètre, et même aux alentours, jusqu'aux bretelles d'autoroutes, des semi-remorques occupent tous les lieux possibles et imaginables. Les dernières pluies ont rendu le coin invivable. Avec des nids-de-poule partout, des crevasses et des pistes boueuses, la circulation à l'intérieur du labyrinthe ne s'arrête pourtant jamais. Et dans ce décor, l'activité commerciale bat son plein : des sacs de semoule, de farine sont entreposés à même le sol, sur les trottoirs boueux. Des cartons de lait, de chocolat, sans parler des eaux minérales et autres légumes secs. Ici, l'art de vendre exige que l'on exhibe sa marchandise à même la chaussée, histoire d'attirer de loin les camions et autres fourgons. Pas besoin de descendre de son véhicule pour demander si tel ou tel produit est disponible. Et, au diable l'hygiène et la santé des consommateurs ! Tout autour, des décharges anarchiques témoignent de l'importance du trafic dans cette zone. Un marché parallèle de palettes en bois s'est même créé sur le bord de la route menant à Oued Kerma. Ici, c'est la république des islamistes, leur "dawla" comme ils l'avaient tant rêvée durant les années FIS : pas d'impôts, pas de factures, pas de chèques et pas de banques. Des milliards transitent chaque jour par ce souk dans des "chkaras". Le téléphone fait office de bon de commande et les intermédiaires sont debout, en petits groupes, dans toutes les ruelles et dédales de Gué-de-Constantine. Contrairement aux jours précédents, beaucoup de dépôts sont fermés en cette matinée de dimanche. Et pour cause, les grossistes ont reçu, jeudi dernier, un contrôle inopiné. Il n'empêche que beaucoup de magasins, quoique fermés, reçoivent encore des marchandises à même le trottoir. Les propriétaires des dépôts sont accrochés à leur téléphone pour expédier la marchandise aussitôt. Hamid, un grossiste, a l'air dépité : "Y en a marre des contrôles ! On nous traite comme des criminels ! Beaucoup ont commencé à déménager vers Meftah, pour échapper à la pression des contrôleurs. Regardez autour de vous : plein de familles viennent s'approvisionner ici, certains font même leurs stocks mensuels. Nous travaillons avec tout le monde. Maintenant, si l'Etat veut récupérer de l'argent, il n'a qu'à commencer par ses propres responsables qui détiennent le monopole du commerce extérieur, au lieu de chercher à nous déplumer. Nous sommes le dernier maillon de la chaîne. Lorsque l'Etat respectera ses propres lois, tout rentrera dans l'ordre." Pour lui, les hausses des prix enregistrés ces derniers temps reflètent la réalité. "Il y a de moins en moins de produits importés sur le marché, en raison des pressions exercées sur les petits importateurs. En revanche, les producteurs locaux, se sentant dans une position de monopole, anticipent sur les augmentations à venir. Et il ne faut surtout pas oublier l'essentiel : le dinar perd chaque jour de sa valeur, et automatiquement, cela se répercute sur les prix à la consommation." Force est de reconnaître que, sur place, tous les produits alimentaires sont disponibles et il n'y a aucune pression sur aucun produit précis. Toutefois, les grossistes restent persuadés que la hausse des prix est inéluctable et pourrait compromettre leurs affaires si elle était exagérée. "Nous prenons juste nos marges, nous ne voulons pas affamer le peuple ou l'appauvrir. Mais qu'on cesse de nous montrer du doigt. Ceux qui importent les pétards et les feux d'artifice ne sont jamais inquiétés. Ceux qui introduisent le kif, ou ceux qui transfèrent les devises dans des opérations d'importations fictives mènent la belle vie, et nous, qui travaillons pour le petit peuple, on nous colle tous les malheurs du monde !", s'exclame Chérif, qui n'a pas caché son mécontentement par rapport aux écrits de la presse nationale. Et pourtant, les grossistes de Gué-de-Constantine constituent bel et bien une véritable "république parallèle" et, du fait qu'ils détiennent le quasi-monopole des produits alimentaires, ils sont devenus une véritable bombe à retardement. Ils ont eu à le prouver en 2011, au lendemain du "Printemps arabe", lorsqu'ils ont été à l'origine de la fameuse "révolte du sucre et de l'huile", en décidant de baisser rideau pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que le gouvernement revienne sur sa décision d'imposer l'usage des factures et des chèques dans les transactions commerciales. Un avertissement qui n'a, semble-t-il, pas été pris très au sérieux par le gouvernement, qui n'arrive toujours pas à réguler ce très sensible secteur du commerce de gros des produits alimentaires. A. B.