Ses cassettes enregistrées de manière artisanale avec un magnétophone déglingué s'échangeaient sous le manteau dans les milieux militants et universitaires. Elles n'étaient pas destinées à la vente. C'est que Muhend u Yehya, de son vrai nom Abdellah Mohya, avait une haute idée de "idles", la culture, en ce sens qu'il ne faut jamais en faire commerce. Il lui arrivait même d'accompagner ses pièces de théâtre et sa poésie contestataire d'un avertissement au public de ne pas acheter ou vendre ses cassettes. Belle leçon d'anti-marketing, diriez-vous. Pour lui, c'était un acte de militantisme. Mohya savait, peut-être avant les autres, que la culture ne nourrit pas son homme et que les œuvres artistiques allaient être victimes du piratage informatique dans ce monde 2.0, où le transistor avec piles plates fait office d'œuvre d'antiquité. On le voit aujourd'hui : le piratage des œuvres artistiques fait florès. Les chanteurs, par exemple, ne vivent pas de la vente de leurs produits, malgré un tapage médiatique et des campagnes de promotion soutenues. À l'époque de Mohya, ses œuvres ont rayonné et irrigué le combat d'une jeunesse en quête de sauvegarde de sa culture millénaire encore ostracisée par un pouvoir hors d'époque. Une œuvre pléthorique d'une qualité exceptionnelle qui a brassé presque tous les modèles littéraires et artistiques. Deux pièces théâtrales, inspirées pourtant d'œuvres universelles, rappellent les tribulations du monde d'aujourd'hui. Sinistri et Cheikh Ahechraruf restent des chefs-d'œuvre emblématiques de Mohya. Comédie satirique du théâtre médiéval, Sinistri est une adaptation de La farce de maître Pathelin, écrite par un auteur anonyme au XVIe siècle. Ici le fin mot de l'histoire : une affaire banale atterrit au tribunal. Au banc des accusés, Positoir, un berger simple d'esprit, poursuivi par son patron Sifuni, drapier de son état. L'avocat Sinistri est venu assurer la défense de l'inculpé. En attente d'être payé pour avoir vendu des anses de tissus à l'avocat, Sifuni est tombé des nues à la vue de Sinistri. Pourtant, il l'a laissé mourant la veille à la maison. Pour tromper le drapier venu récupérer son dû, l'avocat joua la comédie du mourant avec la complicité de sa femme, Lalla Mjilette, faussement éplorée. Dans la même veine, le texte Cheikh Ahechraruf issu du théâtre de l'absurde dénonce le monde actuel plein d'hypocrisie et de fausseté. Un monde où les valeurs sont inversées, au point où on a porté le burnous à l'envers, selon une expression imagée. Dramaturge flamboyant, Muhend u Yehya, né en 1950 à Aït Erbah, en Haute-Kabylie, a adapté d'illustres œuvres du patrimoine universel. Il a ainsi adapté en tamazight des œuvres de Beckett, Molière, Pirandello, Mrozek, Lu Xan, Brassens, etc. Sa poésie a été chantée, entre autres, par Imazighen Imula et Ideflawen, des groupes engagés qui ont bercé la jeunesse militante de ceux qui ont aujourd'hui les tempes grisonnantes. D'ailleurs, le groupe Ideflawen compte rendre hommage à Mohya, en reprenant dans son prochain album, deux de ses poèmes, dont Timura medden akk yiwet, nek snat iyi-d-ssahen, un texte d'une rare densité poétique qui évoque la problématique de l'exil. Partisan d'une tradition littéraire par et pour tamazight, Mohya a entamé un travail sur les Dialogues philosophiques de Platon, avant d'être terrassé par une terrible maladie. Il décède le 7 décembre 2004 dans un hôpital parisien, léguant à la postérité une œuvre grandiose qui mérite d'être revisitée. Y. A.