Il a légué à la postérité une œuvre monumentale, véritable patrimoine populaire qui gagnerait à occuper tous les espaces dédiés à la culture. Jeddi Brahim est fou de rage en apprenant que la jarre achetée des Aït Frah est fissurée. Où va-t-il, diantre, mettre la récolte oléicole attendue cette saison ? Le propriétaire terrien fulmine, non sans rappeler l'avoir payée, rubis sur l'ongle, cent quatre-vingt mille pour l'avare qu'il est. Les ouvriers Ali n Delu, Wejjir et Bubrun s'en lavent les mains. Ces derniers, pour la réparer, proposent de s'attacher les services de Si Qasi, un bricoleur ambulant à la renommée bien établie. Sceptique, le patriarche accepte mais impose sa manière de faire à l'artisan, qui a vainement tenté de convaincre Jeddi Brahim du contraire. Outre la colle qu'on dit miraculeuse de Si Qasi, Jeddi Brahim tient à ce que ce dernier attache la jarre avec des agrafes, en guise de précaution supplémentaire. Mais pour ce faire, Si Qasi est obligé de pénétrer dans l'antre de la jarre, dont le morceau arraché représente une carte géographique de l'Algérie : symbole d'un pays déchiré. En deux temps, trois mouvements, la jarre est maintenant étanche, mais Si Qasi est coincé dans le ventre de la poterie. Quel spectacle ! Wejjir ameute les Berbères. Situation tragi-comique pour Jeddi Brahim qui, pour démener l'écheveau, recourt à la clairvoyance de son ami avocat, Me Boudima. Devant, la tournure prise par les événements, la jarre finit par se casser en mille morceaux. L'histoire est délirante. Adaptation de La Jarre du prix Nobel italien Luigi Pirindello, Tacbaylit reste une œuvre immense qui symbolise la grandeur de la production théâtrale du dramaturge Mohya, de son vrai nom Abdellah Mohya. Celui-ci a adapté plusieurs auteurs de renommée mondiale. Ainsi, des chefs-œuvres comme Tartuffe (Si Pertuf) de Molière, Le Ressuscité (Muhend u Caban) de Lu Xan, En attendant Gogot (Am win yettrajun Rebbi) de Samuel Beckett, Les Emigrés (Ssin nni) de Slawomir Mrozek, une pièce mise en scène par Fellag avec le succès qu'on lui connaît, ont fait découvrir au grand public l'immense talent de Muhend u Yehya, confiné alors dans les enceintes universitaires et les milieux culturels militants. Aujourd'hui, en plus d'avoir conquis le mouvement associatif, des espaces culturels officiels adoptent désormais le travail de Mohya. C'est ainsi qu'après le Théâtre régional Abdelmalek-Bouguermouh de Béjaïa, qui a produit Ssin nni, le théâtre régional Kateb-Yacine de Tizi Ouzou a monté, en 2009, la pièce théâtrale Sinistri, jouée auparavant par la troupe universitaire Imsebriden. Contexte : une affaire banale atterrit à la Cour de sûreté de l'Etat. Sinistri est sollicité pour défendre la cause de Positoir, un berger simple d'esprit, poursuivi par son patron, Sifuni. Celui-ci, drapier de son état, a vendu des anses de tissus au même avocat sans être payé. Le plaignant tombait des nues en voyant Sinistri bien vivant, alors qu'il l'a laissé la veille pour mort à la maison. L'avocat, pour dérouter le drapier venu récupérer son argent, jouait la comédie du mourant avec la complicité de sa femme, Lalla Mjilette, faussement éplorée. Comédie satirique du théâtre médiéval, l'œuvre est une adaptation de La Farce de Maître Pathelin, une combinaison d'intrigues dénonçant un monde fait entièrement d'hypocrisie. Avant son décès survenu le 7 décembre 2004 dans un hôpital parisien, Mohya était sur une œuvre de Platon. Outre le théâtre, Muhend u Yehya, natif d'Aït Erbah, un village de haute Kabylie, s'est intéressé, entre autres, à la poésie. S'il a des textes estampillés de son cru, Mohya a adopté d'autres poèmes qui ont alimenté la chanson kabyle contestataire, permettant la conscientisation du public sur le déni identitaire. Brassens, Boris Vian, Jean Ferrat sont ainsi chantés dans la langue de Mammeri. Ayen righ, Tahya Berzidan, Berwaggya, des coups de gueule repris par Ferhat Imazighen Imula et Ideflawen, ont bercé la jeunesse militante de ceux qui ont aujourd'hui les tempes grisonnantes. Toute l'œuvre de Mohya est faite en tamazight et pour tamazight. C'est que l'ancien membre du Groupe d'études berbères (GEB) de Vincennes, qui avait participé notamment au rayonnement de la revue Tisuraf, était le promoteur d'une tradition littéraire exclusivement amazighe. Emporté par une terrible maladie à l'âge de 54 ans, Mohya a légué à la postérité une œuvre monumentale, véritable patrimoine populaire, qui gagnerait à occuper tous les espaces dédiés à la culture. N'est-ce pas les "Brobros" ? Y. A.