Ce sont des chrétiens, des frères et sœurs de la congrégation du père Charles de Foucauld. Ils vivent dans l'ermitage construit par leur maître à penser, en 1901, au sud d'Oran et à 1 000 km d'Alger. Virée à Béni Abbès. Ils ont abandonné le confort que peut leur assurer la contrée la moins lotie de France pour s'établir à Béni Abbès, à 260 km du chef- lieu de la wilaya de Béchar et à plus de 1 000 km d'Alger ; un patelin où le dénuement le dispute à la rigueur des conditions climatiques. Ils auraient pu opter pour une bourgade un peu plus clémente du nord de l'Algérie. Mais non, leur préférence est allée au désert, à son soleil ardent que leurs peaux blanches supportent pourtant très mal. Ils sont des chrétiens, des frères et sœurs de la congrégation du père Charles de Foucauld. Trois hommes et cinq femmes. Ils s'appellent Henri, Xavier, Bernard, Lucie, Louise, Claire… Communément on les surnomme les “frères” et les “sœurs”. Ces dernières sont doublées d'un prénom musulman, Nora, Dounia… Ils vivent dans l'ermitage construit par leur maître à penser, en 1901 qui y vécut quatre ans avant d'aller s'installer dans le Hoggar. Certains comme Henri, Xavier et Claire sont en Algérie depuis une trentaine d'années. En ce début d'été, quatre d'entre eux ont quitté Béni Abbès. “Henri et Xavier sont en France auprès de leurs parents souffrants. Moi aussi, je prendrais quelques jours après leur retour. C'est le premier été que je passe ici. Ma peau supporte très mal la chaleur”, affirme Bernard, un Parisien de 57 ans, établi ici il y a une année et demie. Pour seule commodité, un petit climatiseur pour adoucir un peu les journées torrides d'été et une radio pour écouter les informations. Chaque mois, cependant, ils reçoivent des numéros du Monde hebdomadaire et du Monde diplomatique. Il y a, enfin, la bibliothèque bien garnie de livres de toutes sortes : théologie, littérature, dictionnaires arabe populaire-français et français-arabe populaire, etc. Le sanctuaire, une bâtisse recouverte d'argile ocre rouge, est retranché à l'écart de la ville. Pas très loin de la belle et splendide palmeraie. Pour Bernard, le nouveau débarqué, le père de Foucauld a jeté son dévolu sur ce site pour être tout près de la population qui habitait alors dans le vieux ksar au milieu de la palmeraie. Bien évidemment parce qu'un fort militaire se trouvait à Béni Abbès. “Ce sont les militaires qui lui ont imposé l'emplacement de son ermitage”, estime, pour sa part, Dounia. Reste que la bâtisse est assez modeste et surtout sobre. Quelques chambres pour les frères et les visiteurs de passage, une cuisine, une cour et une chapelle pour les prières. Plusieurs candélabres sont suspendus en haut des murs. Tout près de là, la demeure des sœurs. Quelques mètres plus haut, une garnison de police installée au début du terrorisme islamiste pour assurer la protection des religieux. Contre cette présence sécuritaire, le frère Ermetté, un Italien qui travaillait comme maçon à la “baladia” a fini par quitter le pays. Tout autour, des terrains vagues, des champs et les habitations des voisins. Plus loin encore et plus haut, des maisons en parpaing, le quartier Diar-Errahma, habitées en majorité par des nomades qu'on a voulu sédentariser. Pas un sacrifice, un choix Sans fausse modestie, ils estiment que leur présence ici n'a rien d'un exploit. “Ce n'est pas un sacrifice et ça vaut vraiment la peine. Ce n'est pas de ma faute si je suis né en Europe. Néanmoins, je ne suis pas moins ou plus homme que les autres. Je crois qu'une des choses à faire dans la vie, c'est de manifester de l'humanité, du voisinage. Je suis contre une civilisation où chacun reste dans son petit coin avec ses frères de religion. Il faut prendre le risque ne serait-ce que pour cette convivialité. Je trouve ça passionnant. Si on ne me chasse pas d'ici, je reste volontiers. On peut bien vivre ensemble avec nos différences. Je m'adapte. J'ai tout à apprendre des gens, entre autres la langue”, répond, avec philosophie, Bernard. Et de poursuivre : “Je suis émerveillé par les gens d'ici. Malgré toutes les difficultés, ils sont toujours capables de sourire à la vie, de réserver de la place à la joie pour dépasser ça.” “Ma présence ici n'a rien d'un exploit. Je suis dans mon milieu naturel car, ici, les gens croient en Dieu. En France, on vous voit comme une curiosité. Ici non. Donc c'est une question de choix. Moi, j'ai fait le mien”, dira pour sa part Dounia. Pourtant, les choses n'étaient pas aussi faciles pour eux, notamment au temps fort du terrorisme. Selon une personnalité de la ville, un quidam de Béchar travaillant à Béni Abbès leur avait envoyé une lettre de menaces. “À cause des événements de ces temps-là, nos familles s'inquiétaient beaucoup pour nous. Aujourd'hui, les choses se sont nettement améliorées. L'année passée, une nièce et son mari sont venus ici, mais avec beaucoup d'appréhension. Leur opinion a complètement changé depuis. D'ailleurs, ils comptent revenir”, remarqua Claire, baptisée Nora par les gens de Béni Abbès, la doyenne venue très jeune en Algérie. Au service du prochain D'aucuns penseraient peut-être que “les frères” et “les sœurs” vivent en anachorètes, totalement coupés des autochtones, tous des musulmans. Pas du tout. Ils ne s'ennuient pas. Ils meublent leur séjour de mille et une choses et vivent en très bonne intelligence avec les habitants de Béni Abbès. Ceux-ci les tiennent en grande estime en les gratifiant d'un affectueux et déférent “lemrabtin”, les marabouts. C'est vrai qu'ils aident comme ils peuvent la population locale. Il ne se passe pas un jour sans qu'on frappe à leur porte pour leur demander de l'aide. L'autre jour c'était une personne, dont un membre de la famille est à l'hôpital, qui est venue demander à Bernard du chocolat. Quelque temps après, c'était au tour d'une jeune fille, accompagnée de son petit frère, de demander un médicament. À chaque rentrée sociale, des articles scolaires sont offerts aux enfants pauvres. Comme on donne des cours de français et d'anglais à ceux qui veulent bien. Mais, le geste qui a fait une grande sensation à Béni Abbès est l'aide apportée à une fille de la région pour aller dans un hôpital étranger où elle a subi une opération réussie. Nostalgique, Nadji Kebir, maire FLN de Béni Abbès, se remémore : “En 1974, un frère italien m'a envoyé, trois autres jeunes de Béni Abbès et moi, en Italie. Un voyage en compagnie de 4 autres jeunes Italiens qui nous avait permis de découvrir plusieurs villes italiennes. C'était féerique. Ils nous avaient royalement reçus.” Presque chaque soir les frères comme les sœurs rendent visite aux habitants de Diar Errahma, ainsi qu'aux autres amis en ville, pour s'enquérir de leur situation. Quand une de leurs connaissances est à l'hôpital, ils n'hésitent pas à aller la voir et la réconforter. À l'occasion d'une fête religieuse, Noël par exemple, certains habitants assistent en partageant avec eux des moments de communion. Eux aussi, à l'occasion des Aïd el-Fitr et el-Adha, ne manquent jamais de se rendre chez des musulmans pour leur souhaiter une bonne fête. Belle et grandiose leçon de tolérance ! “Pendant le mois de Ramadhan, chaque soir on est invité par quelqu'un pour prendre le dîner chez lui. Je suis très impressionné d'une telle générosité”, s'est confié Bernard, très ému. Chaque semaine, un des frères assure son tour de cuisine. Il fera les courses et préparera les repas pour eux et les visiteurs de passage. “Pratiquement, chaque jour on reçoit une dizaine de personnes, d'ici ou d'ailleurs, qu'il se chargera aussi de recevoir. Ils viennent d'Alger, d'Oran, de Tlemcen… Ils nous arrivent aussi d'accueillir des retraités européens pour des séjours de quinze jours à un mois. Attirés par la spiritualité du père de Foucauld et du désert, ils viennent ici prier avec nous”, confie Bernard. Mais, ils s'inquiètent de ne pouvoir décrocher un travail à l'extérieur. “C'est vraiment dommage, car ça nous permet d'entrer en contact avec les gens”, regrette encore Bernard. “Faute de mieux, Xavier donne des cours d'arabe el fosha et edarridja”, lâche le Parisien, dans un arabe très approximatif. De jeunes chrétiens qui désirent s'installer en Algérie, entre autres un Dominicain établi à Tlemcen, viennent les suivre. À entendre les habitants de Béni Abbès, Xavier est un grand érudit. “C'est un fin connaisseur de l'Islam. Une fois, j'ai dû couper court à une discussion avec lui sur la religion. Il connaissait l'Islam mille fois mieux que moi”, confie un élément de la garde communale. Pour sa part, Henri, autrefois enseignant puis travailleur dans une limonaderie aujourd'hui à l'arrêt, cultive ses deux champs secondé par Bernard. Il y a le jardin d'en haut, jouxtant l'ermitage, et celui d'en bas. Entre les deux, un lopin de terre, propriété des frères, cédé à Mabrouk, un ami. On y cultive de tout : olivier, abricotier, grenadier, vigne, oignon, basilic, asperge, piment, tomate… Deux puits servent à l'irrigation par le goutte-à-goutte. Mis à part les dattes qui sont cédées à leur prix réel, toute la récolte est cédée presque au rabais. “On essaie de venir en aide aux familles pauvres. Ici, ils n'ont presque rien”, dira Bernard. L'organisation des sœurs est presque la même. Nora s'adonne au jardinage et Dounia à la couture. Cette dernière finit les canevas des porte-documents ou des pochette à lunettes en fil préparés par les voisines chez elles. À l'image des frères, elles aussi se rendent chez des connaissances et adoucissent comme elles peuvent les difficultés des gens. “Le prosélytisme n'est pas notre but” Pour ce qui est de la pratique de leur religion, elle se fait normalement, mais sans tapage. “Nous prions ensemble chaque jour à 17 heures et les vendredis à 11 heures dans la chapelle”, dira Bernard. À entendre ce dernier, Charles de Foucauld s'est inspiré des mosquées de la région pour construire sa chapelle. Le parterre est de sable. Le toit est en bois de dattier, soutenu par des piliers. Aux murs, sont accrochées plusieurs représentations de Jésus, Marie, Joseph… dessinées par le père de Foucauld. “C'est un très bon dessinateur. Il est vrai qu'il avait fait Saint-Cyr où on prodiguait des cours de dessin”, remarqua Bernard. Sur un mur de la sacristie, cette phrase du maître à penser : “Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu. C'est là qu'on chasse de soi tout ce qui n'est pas Dieu.” Un hymne à la beauté mystérieuse du désert. On comprend aussi pourquoi le père de Foucauld avait élu domicile au Sahara, à Béni Abbès d'abord puis dans le Hoggar où il a trouvé la mort en 1916. En ces temps-là, le père de Foucauld n'avait pas un seul adepte. “À l'époque, personne n'est venu. Il était seul. Peu de gens peuvent accepter son ascétisme. Aujourd'hui encore, les jeunes ne se montrent pas du tout enthousiastes à venir ici”, dira Dounia. Ceux qui sont là sont tous des vieux. S'ils pratiquent normalement leur religion, ils ne font absolument rien pour gagner de nouveaux adeptes. “Cela ne nous intéresse pas. Même s'il y a des gens qui veulent embrasser notre religion, nous on ne veut pas”, dira Bernard. “Le prosélytisme n'est pas notre but. Ce qui importe le plus à nos yeux c'est l'amitié et être auprès des gens”, se confie Dounia. Toute une cause. Ce qui explique certainement l'attitude des gens de Béni Abbès à leur égard. L'amitié et la grande considération qu'ils leur vouent. 1 300 adeptes à travers le monde La congrégation des frères et sœurs du père Charles de Foucauld compte 1 300 adeptes à travers le monde. Ils sont à peine une trentaine en Algérie, éparpillée entre Alger, Oran, Béni Abbès… La congrégation se différencie des autres par la philosophie de vie du père fondateur. “Le père de Foucauld a voulu vivre d'une manière simple et le plus proche possible des gens, comme Jésus qui était un homme du peuple et a vécu une vie très ordinaire”, soutient Bernard. A. C.