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« Je pense que toute recherche en droit public algérien doit s'intéresser au droit colonial »
L'auteur et conseiller juridique Tahar Khalfoune, à Liberté
Publié dans Liberté le 13 - 06 - 2016

Tahar Khalfoune est Docteur en droit public, universitaire et conseiller juridique à « Forum réfugiés », une association basée à Villeurbanne en France, œuvrant pour l'accueil des réfugiés, la défense du droit d'asile et la promotion de l'état de droit. Il est l'auteur de nombreuses publications dont « Le domaine public en droit algérien : réalité et fiction », (l'Harmattan, 2004). Dans cet entretien, il revient sur ses travaux de recherche sur l'histoire coloniale.
Liberté : L'histoire coloniale de l'Algérie est souvent, pour ne pas dire toujours, à l'ordre du jour de vos travaux de recherche. Pourquoi cet intérêt pour cette thématique ?
Tahar Khalfoune : L'intérêt pour l'histoire de la colonisation tient d'abord au fait que plus d'un demi-siècle après l'indépendance, la centralité de la question franco-algérienne ne fait aucun doute. Il y a des passés qui ne passent pas et la question coloniale s'invite régulièrement dans le présent des relations algéro-françaises parce que, d'un côté, c'est bien en Algérie que le rapport colonial s'est exercé dans toute sa puissance et c'est aussi en Algérie que la colonisation a été la plus dévastatrice et la plus longue. L'Algérie a été française avant certaines régions de France comme le comté de Nice et le duché de Savoie, rattachés à la France sous le second empire (1860) par Napoléon III, alors que tous deux faisaient partie du royaume de Piémont-Sardaigne. Depuis l'indépendance de l'Algérie, les deux pays n'ont pas cessé d'alimenter des contentieux sur le passé colonial, et c'est bien là que le bât blesse car les blessures sont encore ouvertes et risquent à tout moment de s'envenimer. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler les questions brûlantes des harkis, des pieds-noirs, de la torture, des archives, de la "repentance"... ou encore la fameuse loi du 23 février 2005 reconnaissant le rôle positif de la présence française, notamment en Afrique du Nord... Le poids du passé colonial et les relations particulières entre les deux pays, oscillant depuis 1962 entre tensions et détentes, continuent de polariser les passions et les arrière-pensées, et pèsent fortement sur la construction de l'Algérie.
Ensuite, l'histoire coloniale interpelle d'autant plus le juriste que le droit colonial est, pourrait-on dire, "indécolonisable" puisque l'Algérie demeure encore aujourd'hui, plus d'un demi-siècle après son indépendance de tradition juridique française, hormis le statut personnel, les biens habous... Contrairement à tous les discours de rupture, de révolution, de table rase... qui on marqué la double décennie 1960 et 1970, le droit français continue, sereinement depuis, d'être une source principale d'inspiration, quand il n'est pas directement appliqué dans bien des domaines. Par conséquent, on peut dire que le commencement de "l'algérianisation du droit", consécutif à l'indépendance, s'est finalement révélé être, sinon une suite, du moins une certaine suite du droit antérieur, c'est-à-dire qu'il est reconduit mais sous bénéfice d'inventaire. La question récurrente de l'abandon de la législation antérieure se ramène, pour une large part, à la chronique d'une mort annoncée. La fin se fait pourtant toujours attendre, puisque l'activité normative, même bien après l'année 1975 - date officielle d'abrogation de la loi du 31 décembre 1962 reconduisant la législation antérieure - continue de se dérouler généralement suivant une logique de continuité. Les dirigeants algériens ont donc reconduit des instruments juridiques forgés par l'ex puissance coloniale dans une nouvelle entreprise de domination. Je pense que toute recherche sérieuse en droit public algérien, notamment, doit nécessairement s'intéresser au droit colonial.
Qu'est ce qui manquait justement dans l'écriture de ce passé colonial ?
Je rappelle simplement que je ne suis pas historien, (nul n'est pas parfait) pour répondre avec précision à votre question. Mais pour avoir fait mes études en Algérie, du primaire à l'université en passant par le collège et le lycée, je peux dire que l'histoire récente et lointaine de notre pays n'occupe qu'une place infime dans les programmes scolaires, et le roman national est construit de manière univoque. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962 n'ont manifesté aucun intérêt pour le passé lointain ou récent de notre pays, notamment celui lié à la période d'avant l'avènement de l'islam en Afrique du nord et celle liée au mouvement national de libération. Puis, la société algérienne entretient un rapport assez paradoxal avec son histoire qui est, pour reprendre l'expression heureuse de l'historien Mohamed Harbi, "l'enfer et le paradis des Algériens". En effet, certaines séquences sont surévaluées et ouvertement revendiquées, car considérées valorisantes et d'autres totalement occultées parce que, soit elles ne renvoient pas à l'islam, soit elles ne valorisent pas les dirigeants successifs, soit elles renvoient à des luttes de clans et de pouvoir au sein du mouvement national et de la guerre d'indépendance. Or, l'histoire aide beaucoup à se construire d'où la nécessité de la transmettre de la façon la plus objective possible aux élèves. Tocqueville écrivait : « quand le passé n'éclaire plus le futur, l'esprit marche dans les ténèbres ».
Vous abordez beaucoup l'aspect juridique de ce passé que vous transposez à la situation d'aujourd'hui ...
- L'intérêt pour l'histoire tient d'abord à des exigences de méthode, parce que entre les deux disciplines - histoire et droit - il existe incontestablement un rapport de complémentarité l'une de l'autre, même si chacune a naturellement ses propres ressorts : distance, construction ou reconstruction des faits et arguments élaborés à partir des sources pour l'historien, et raisonnement syllogistique, notamment, pour le juriste, c'est-à-dire déduction, raisonnement et démonstration juridique pertinente. Le rôle du juriste ne saurait être réduit à la seule connaissance des textes et de la jurisprudence parce que l'analyse juridique dépend surtout de raisonnements ad hoc (Syllogistique, analogique, téléologique...). Le juriste apporte un matériau particulièrement riche à l'historien car le droit englobe et se nourrit de toutes les autres disciplines ; il est le siège où se cristallisent toutes les pratiques d'une société à un moment donné de son histoire. Et l'historien éclaire le juriste d'une lumière particulièrement vive parce qu'un phénomène juridique n'est jamais mieux connu que lorsqu'on l'aperçoit dès son origine. Par conséquent, seules les approches s'attachant aux conditions d'ensemble d'un phénomène et combinant les méthodes du droit et de l'histoire est de nature à permettre une compréhension en profondeur de ce phénomène. Toute approche juridique d'une question quelconque dégagée de toute considération d'histoire serait à coup sûr incomplète et inintelligible. Et en matière domaniale, plus qu'ailleurs, tous les chemins mènent à l'histoire, et notamment à l'histoire franco-algérienne et à l'arsenal juridique mis en place depuis la monarchie de juillet jusqu'à l'avènement de la Ve république (lois, décrets, sénatus consulte, arrêtés, jurisprudence...) par lequel la propriété foncière des « Indigènes » fut "domanialisée", puis livrée aux colons.
Vous êtes coauteur du livre « Repenser l'Algérie dans l'histoire, essai de réflexion (l'Harmattan 2013), avec Gilbert Meynier. Pouvez-vous, nous parler de cette collaboration ?
Gilbert Meynier est avant tout un ami de l'Algérie et des Algériens. Très jeune, alors qu'il était étudiant engagé au sein de l'Union nationale des étudiants en France (UNEF) pour l'indépendance de l'Algérie, il a été passé à tabac avec ses camarades par la police lyonnaise lors d'une marche dénonçant la guerre coloniale. Après l'indépendance et par attachement à notre pays, il rejoint très tôt l'Algérie où il exerça d'abord comme moniteur d'alphabétisation à El Harrach sous la direction de Tahar Oussedik, puis comme enseignant coopérant à Oran et Constantine de 1967 à 1970. Récemment, il est l'un de ceux qui ont inspiré la pétition contre la loi du 23 février 2005 prescrivant d'enseigner les aspects positifs de la colonisation française. Il est l'auteur d'une imposante thèse de doctorat d'Etat sur "L'Algérie révélée, la première guerre mondiale et le premier quart du XXe siècle", soutenue en 1979 à l'université de Nice sous la direction de l'historien André Nouschi. Un compendium de cette thèse a été édité d'abord aux Editions Droz, Genève, 1981, puis rééditée, dans une version revue et corrigée, aux Editions Bouchene, Saint Denis 2015. Ouvrage qualifié par l'historien Pierre Vidal-Naquet dans sa préface de « grand livre d'histoire ».
J'ai connu Gilbert Meynier en mars 1999 à Nancy où il m'avait invité à participer au colloque qu'il avait organisé les 19 et 20 mars à l'université de Nancy 2 sur « Les représentations culturelles et politiques dans la société algérienne d'hier et d'aujourd'hui ». Nous sommes restés proches, notamment depuis qu'il est revenu en 2000 s'installer à Villeurbanne (Lyon) après sa préretraite pour se consacrer entièrement à l'écriture de son livre Histoire intérieure du FLN. Une retraite très active puisqu'il n'a jamais pris congé de l'Algérie et il continue de lui consacrer le plus clair de son temps. Dans ses nombreuses interventions sur l'histoire franco-algérienne, il ne cesse de réitérer l'idée d'un manuel d'histoire algéro-français qui serait l'œuvre d'historiens algériens et français à l'instar du manuel d'histoire franco-allemand. C'est dans cet esprit qu'il a coécrit avec des auteurs algériens : avec Ahmed Koulakssis, "L'Emir Khaled, premier za'îm ?", L'Harmattan, Paris, 1987, et avec Mohamed Harbi, "Le FLN, documents et histoire", Fayard 2004, et que nous avions écrit ensemble "Repenser l'Algérie dans l'histoire, essai de réflexion ", L'Harmattan, 2013. Nous continuons à nous voir et à travailler ensemble au sein du Forum de solidarité euroméditerranéenne (FORSEM) où nous sommes membres de la commission scientifique de cette association qui réunit des historiens, sociologues, économistes, juristes... et qui œuvre au rapprochement entre les rives africaine et européenne de la Méditerranée, car nous pensons qu'il existe plus qu'une proximité géographique ; des liens humains, historiques, linguistiques et culturels, rapprochent en vérité les deux rives plus qu'elles ne les éloignent.
Avez-vous été sollicité pour des conférences en Algérie ?
Pas souvent, les questions juridiques n'intéressent bien souvent que les juristes. Mais il arrive que des associations m'invitent pour donner des conférences, comme l'invitation qui m'a été adressée par des amis du café littéraire de Béjaia et celle de Med Action en 2015. Celle-ci m'a sollicité à prendre part au colloque d'Akbou : "Pourquoi le 1er novembre 1954 ?", qui s'est tenu le 30 octobre 2015 et dont les actes ont été publiés dans la Revue Mémoire de novembre 2015. Le colloque s'était déroulé dans de bonnes conditions, le public était nombreux, passionné et interactif. Je renouvelle mes remerciements à Hocine Smaali et à l'équipe qui l'a entouré. Pour le mois d'août prochain, Hadadou M'henni, Maire d'Akfadou, a eu l'amabilité de m'inviter avec des historiens algériens et français à un colloque sur "le Congrès de la Soummam". Je m'y rendrai avec plaisir accompagné de quelques amis.
Parlez-nous un peu de votre livre "le domaine public en droit algérien"
Ce livre est une version légèrement remaniée de ma thèse de doctorat en droit soutenue en décembre 2003 à la faculté de droit de l'université Jean Moulin Lyon3. Il a été publié par la collection « logiques juridiques » des Editions l'Harmattan en décembre 2004. Plus d'une dizaine d'années après sa publication, cette recherche mérite d'être mise à jour pour tenir compte des évolutions législatives et réglementaires récentes sur la domanialité. Et le projet d'une nouvelle édition de cet ouvrage, cette fois-ci en Algérie, est en cours de réalisation. Plusieurs raisons paraissent justifier cette recherche sur la démonialité. En premier lieu, contrairement au droit français où le domaine public a non seulement fait l'objet par le passé de nombreux travaux et continue à présent de susciter une curiosité intellectuelle inlassable, en Algérie, il n'a fait a priori l'objet que de quelques travaux, alors même que l'Algérie affronte un contentieux immense, mais très mal connu en matière de gestion des terres, des héritages, des enregistrements et publications ainsi que de l'identification des terrains domaniaux et bien d'autres propriétés. C'est un terrain scientifique laissé en jachère depuis de nombreuses années, alors qu'il mérite bien d'être exploré, en raison de l'effort de réflexion qu'il exige. Il n'existe pas à ma connaissance, du fait notamment de la jeunesse de l'université algérienne, une abondante production scientifique en la matière. La seule étude globale consacrée à la question domaniale et qui mérite d'être signalée, ici, est la thèse d'Ahmed Rahmani ainsi que les travaux de l'ancien ministre, Ali Brahiti. De plus, les travaux consacrés au domaine, pendant les trois premières décennies, sont fortement marqués par l'antagonisme capitalisme/socialisme, produit d'un conflit idéologique qui a cessé d'exister à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est et de l'éclatement de l'ex-URSS. Ces analyses ne rendent qu'imparfaitement compte de la réalité domaniale d'aujourd'hui.
En deuxième lieu, son analyse dans un espace autre que son contexte de prédilection est nécessairement de nature à éveiller une curiosité intellectuelle certaine. Un même concept placé dans des contextes différents n'est jamais statique ; il est susceptible d'avoir une portée variable. Il n'est d'ailleurs pas du tout certain que la question domaniale susciterait autant d'intérêt, si son contenu était au contraire définitivement acquis. En troisième lieu, cette recherche est susceptible d'intéresser non seulement le juriste algérien, qui doit nécessairement s'interroger sur la manière dont le droit algérien s'approprie cette notion d'emprunt, mais aussi le juriste français. En effet, cette étude est de nature à lui permettre d'observer à la fois la façon dont « s'exporte » le droit français à travers l'exemple de la notion de domaine public et comment la législation domaniale française est utilisée en droit positif algérien comme instrument de politique législative.
Entretien réalisé par : Samira Bendris


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