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"Abane faisait face à deux types d'opposition"
Le Dr Belaïd Abane, historien, à "Liberté"
Publié dans Liberté le 20 - 08 - 2016

Médecin et politologue, Belaïd Abane est aussi historien. Ses différents ouvrages sur la guerre de Libération consacrés essentiellement à un personnage-clé de cet épisode, qu'était Abane Ramdane, est d'une grande richesse. Dans cet entretien, le Dr Abane évoque l'apport du Congrès à la lutte armée, le projet de l'architecte de cette rencontre, ses adversaires qui ont fini par l'assassiner, les oppositions, notamment celles des Aurès, à la Soummam...

Liberté : Nous célébrons le 60e anniversaire de l'historique Congrès de la Soummam initié principalement par Abane Ramdane. Quel a été l'apport de cette rencontre à la Révolution déclenchée deux années auparavant ?
Le Dr Belaïd Abane : Après deux ans de lutte, le Congrès de la Soummam est venu apporter de la profondeur politique à la Révolution. Il lui a donné une doctrine (plateforme de la Soummam), une direction nationale (CCE) et un parlement révolutionnaire (CNRA). Il a permis également une institutionnalisation de l'unité nationale dans la lutte en y intégrant toutes les tendances du mouvement national.
La Soummam a, enfin, structuré l'ALN en une armée révolutionnaire moderne avec commandement politico-militaire collégial à tous les échelons de sa hiérarchie. Par rapport à la puissance occupante, les soummamiens ont défini les objectifs de guerre et les conditions de cessez-le-feu. La Révolution se donna, en quelque sorte, une feuille de route et déploya le pavillon Algérie pour être reconnue du monde entier.
Abane a été souvent la cible de cercles hostiles aux décisions du Congrès. Pourquoi ces attaques, selon vous, sur un homme qui a pourtant réussi à fédérer toutes les forces nationales autour de l'idéal de l'indépendance et de l'Etat démocratique et social ?
C'est vrai qu'Abane est celui qui a réussi à réaliser l'unité nationale dans la lutte. C'est une tentative unitaire qui a porté ses fruits et mené le pays jusqu'à l'Indépendance. Cela n'a d'ailleurs pas plu à certains qui ont considéré que la Révolution devait être menée par une avant-garde voire par "un noyau initial".
Ce n'était pas la conception d'Abane dont le credo était que la Révolution échouerait si elle ne rassemblait pas toutes les forces politiques militantes et combattantes. Il y a en fait deux sortes d'opposition à la Soummam. La première est idéologique. C'est celle qui n'est pas d'accord, et de bonne foi, avec les options résolument modernistes de la Soummam : universalité, citoyenneté... Ceux-là oublient le contexte mondial (Guerre froide, besoin de soutiens occidentaux pour faire pièce à la France coloniale...) dans lequel se déroulait la lutte armée algérienne.
L'autre opposition relève des rivalités de pouvoir entre la direction intérieure promotrice du Congrès (Abane), et certains des dirigeants extérieurs, notamment Ben Bella et Mahsas, qui étaient opposés à l'idée même d'une réunion des dirigeants à l'intérieur du pays. Ceux-là avaient le soutien total et les encouragements à la confrontation du pouvoir nassérien. Pourquoi toutes les animosités sur Abane ? Eh bien, parce qu'il est l'initiateur du Congrès et son concepteur. De plus, après la Soummam, Abane émerge comme le numéro 1 de fait de la Révolution.
On lui reconnaît donc tout ce que le Congrès de la Soummam a apporté de positif. Il est normal aussi qu'on lui fasse assumer les aspects négatifs. Il y a aussi qu'Abane est le seul dirigeant à avoir assumé jusqu'au bout, jusqu'à la mort même, les primautés soummamiennes du politique et de l'intérieur. Il y a, enfin, des considérations subjectives, celles qui continuent d'entraver à ce jour cette laborieuse unité nationale qu'Abane n'avait cessé de prêcher.
Parmi ses "pourfendeurs", Mahsas et Ben Bella se sont fait particulièrement remarquer. Pourquoi, selon vous, Abane est-il ainsi ciblé par ces deux anciens dirigeants ?
Mahsas n'est en vérité que l'ombre de Ben Bella. Parlons donc surtout de ce dernier. La raison principale est qu'Abane et Ben Bella étaient durant les années 1955 et 1956 en compétition pour le rôle de numéro 1 de la Révolution : Abane incarnait la direction intérieure et Ben Bella la délégation extérieure.
Le Congrès de la Soummam a révélé au grand jour leur rivalité. Il y a bien évidemment à cette rivalité des prétextes idéologiques et doctrinaux, telles la place de la religion, la primauté de l'intérieur, les alliances de la Révolution... Ecarté à la Soummam de la direction exécutive, Ben Bella en contestera donc les résolutions et ira même jusqu'à soulever contre le CCE les chefs aurésiens et nemouchis avec l'aide très active des Egyptiens. Curieusement, près de 50 ans après, Ben Bella n'avait toujours pas définitivement absorbé cette période.
Ses attaques violentes en 2002 contre Abane, qui n'était pas en mesure de répliquer, avaient sans doute été suscitées par la publication du Courrier Alger Le Caire de Mabrouk Belhocine, dans lequel Abane n'avait pas ménagé ses critiques à l'encontre de Ben Bella. Cela relève vraiment de la psychanalyse qu'un Ben Bella devenu président de la République, puis enfermé pendant 14 ans, s'attaque à un mort, et ménage ses anciens putschistes et geôliers. Un vrai cas de syndrome de Stockholm.
Vous avez évoqué l'opposition des Aurès-Nememcha au Congrès de la Soummam. Quelles en sont les raisons principales ?
La première est le désordre régnant depuis l'exécution de Bachir Chihani par Adjoul et Abbas Laghrour.
Ce désordre un temps apaisé avec le retour de Ben Boulaïd dans les Aurès après son évasion de la prison de Constantine, va reprendre de plus belle à la mort tragique de ce dernier. Les principaux chefs chaouis et nemouchis, Omar Ben Boulaïd frère de Si Mostefa, allié au redoutable Messaoud Benaïssa, Abbas Laghrour en alliance fluctuante avec Adjoul, l'un des principaux prétendants au leadership des Aurès Nememcha, et Lazhari Cheriet qui évolue plutôt en vieux chef guerrier solitaire, tous aiguillonnés de Tunis par le Soufi Saïd Abdelhaï, vont se disputer férocement l'"Idara" de la Wilaya I. Ils sont tous armés jusqu'aux dents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne croient pas trop à la politique et s'en remettent pour cela à la délégation extérieure notamment à Ben Bella. La réunion de la Soummam, ce n'est pas leur affaire.
Et quand en sortira la primauté du politique, ils s'en gausseront, eux qui se considèrent de bonne foi comme des militants en armes. Aller à la Soummam revenait également à donner des explications plausibles sur la mort de Chihani et de Ben Boulaïd, notamment pour Adjoul. Abbas Laghrour, qui se préparait à gagner la Tunisie, se fichait comme d'une guigne de la réunion de la Soummam. Quant à Omar, ce qui lui importait c'était de se faire adouber directement par Krim comme le chef de la Wilaya I.
Alors, il devenait facile pour Ben Bella puis Mahsas de retourner contre le CCE le désordre régnant dans les Aurès-Nememcha, aidés et encouragés en cela par le pouvoir nassérien qui avait choisi de jouer la carte Ben Bella contre le CCE/Abane. Ce dernier, en unioniste et en jacobin qui s'assume et dans le cadre de la collégialité du CCE, tentera de remettre de l'ordre, sans ménagement, en Tunisie et sur la frontière orientale de l'Algérie. Cela aussi, on continuera longtemps à le lui reprocher, et curieusement à lui seul.
En août 1957 au Caire, une année jour pour jour, la réunion statutaire du CNRA a invalidé les primautés soummamiennes du politique et de l'intérieur. N'était-ce pas la mort politique pour Abane, prélude à sa liquidation physique ?
Tout à fait. Jusque-là, Abane était porté au sommet de la Révolution par le paradigme du politique et de l'intérieur.
Il les avait introduits à la Soummam comme des principes d'essence moderne et rationnelle pour conduire la lutte pour l'Indépendance.
À la sortie du CCE vers la Tunisie, de nombreux chefs militaires affluèrent pour entrer dans les organes dirigeants à la faveur de la réunion statutaire du CNRA. Krim qui n'accepta pas le leadership d'Abane commence par renier les primautés soummamiennes en s'alliant à Boussouf et à Ben Tobbal pour constituer le trio des 3 B. Un nouveau schéma prend forme : celui de la primauté du militaire installé à l'extérieur. Cela plut à beaucoup de monde. Les 3 B n'ont alors aucun mal à marginaliser Abane.
Bien sûr, ce dernier n'est pas un enfant de chœur. Il a une ligne politique et la défend bec et ongles contre ce qu'il considère comme de purs appétits de pouvoir. Au moment où il est sur le point de rééquilibrer le jeu aux dépens des 3 B, il est diaboliquement circonvenu pour être éloigné au Maroc. La suite est maintenant bien connue. Tout, cela, résumé, peut paraître un peu énigmatique. Mais j'y reviens dans les moindres détails dans mon prochain livre à paraître courant 2017.
Entretien réalisé par : Mohamed Mouloudj


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