L'écrivaine Suzanne El Farrah El Kenz vient de publier un nouveau roman « Aux pieds de ma mère », aux éditons Frantz Fanon (Algérie). Monologue. L'histoire commence un 7 août, à 13H30, dans le cimetière algérois d'El Alia. Une femme, un exemplaire du Coran à la main, se recueille sur la tombe fleurie de sa mère. Personne dans les parages. Cette femme, une Palestinienne, s'apprête à embrasser la stèle en marbre, quand elle aperçoit un escargot. La vue du mollusque lui donne des « montées de chaleur mêlées à des vertiges » et l'irrite. Alors qu'elle lit les versets du Saint Livre, l'image de sa mère s'impose à elle. Elle referme le Livre et, vérifiant qu'il n'y a personne dans les environs, elle sort une cigarette et la fume rapidement. En quittant le cimetière, la femme éprouve un « drôle de sentiment d'inaccompli ». Après « La maison du Néguev » qui avait obtenu le prestigieux prix littéraire « Yambo-Ouologuen » (Mali 2010), Suzanne El Kenz revient avec un second récit autobiographique, intitulé « Aux pieds de ma mère », construit à partir de sa rencontre avec un escargot devant la tombe maternelle. D'ailleurs, l'auteure raconte la « folie » qui l'habite rien de penser à cet escargot, en fait sa peur de se retrouver seule dans l'appartement dans lequel a vécu sa mère. La vue de l'escargot, transportant sa maison sur son dos, lui renvoie l'image de sa mère dont la mort a été « si soudaine, si brusque et brutale qu'il ne peut y avoir de conclusion ». Elle lui rappelle également sa situation et celle de tous ces Palestiniens livrés à l'exclusion et à l'exil. L'écrivaine Suzanne El Kenz, professeur de langue arabe, est née en 1958 à Ghaza. Elle a vécu dans plusieurs pays, dont l'Egypte, l'Arabie Saoudite et l'Algérie, où elle trouvera ses marques, plus particulièrement dans le mouvement estudiantin de l'époque, et où elle épousera Ali El Kenz, devenu sociologue, philosophe et écrivain. Mais, la vie de la jeune Palestino-Algérienne va basculer dans les années 1990 : à la tragédie initiale des millions de familles palestiniennes, va s'ajouter celle de l'Algérie de la décennie sanglante, qui va les contraindre, elle et sa petite famille, à l'exil. D'abord en Tunisie, puis en France. Et, c'est de Nantes où elle est établie que l'auteure apprendra la mort de sa mère. Dans « La maison du Néguev », Suzanne El Kenz avait relaté la disparition de Mama, sa mère, cette orpheline du Néguev, retrouvée morte dans son appartement d'Alger où elle vivait seule, après le décès de son mari. Cet épisode douloureux semble l'avoir beaucoup marquée. « Pour nous, la machine s'est arrêtée un jour » Dans son nouveau roman, l'écrivaine remémore l'enfance et la jeunesse de sa mère, le départ de cette dernière de sa ville natale, après le grand cataclysme de 1948, c'est-à-dire après la Naqba, vers d'autres régions du pays, avant d'entreprendre le grand pas, celui des nouveaux déplacements hors Palestine. Sans la juger ni la condamner, l'auteure, aujourd'hui mère d'un garçon et d'une fille, regrette cependant que sa propre mère ait quitté la maison du Néguev. Car, n'est-ce pas ce premier départ qui a été le détonateur d'une longue série de partances et d'exils, qui l'a projeté dans le grand tourbillon des nostalgies et des questionnements autour de « l'appartenance » et de « l'identité ». « Pour nous, la machine s'est arrêtée un jour. Les vieux n'ont jamais compris pourquoi, les tout jeunes non plus », écrit-elle. Plus loin, cette dernière relate son troisième voyage en Palestine, entrepris cette fois avec ses deux enfants, pour aller à la recherche du « pays disparu » et de ses origines. Elle y décrit un occupant (israélien) plus que jamais omniprésent dans son pays « abandonné par les dieux », mieux installé par la grâce du « mur » élevé ; un occupant qui répand « l'impossibilité » et « l'intranquilité » dans la durée. Elle s'exprime aussi sur la nouvelle situation de « ni guerre ni paix » en Palestine et porte un regard critique sur la résistance observant, notamment, que « nous sommes occupés à résister et à nous battre –à faire la guerre (...). Mais, si seulement on savait la faire ! » Dans « Aux pieds de ma mère », nous assistons à un va-et-vient entre le passé et le présent, entre l'intime et le général. A travers l'histoire de sa mère, de son père, de son frère, de sa grand-mère, des autres membres de la famille, de Georges, le chauffeur de taxi, du retour au pays avec un passeport français, Suzanne El Kenz nous livre l'histoire collective d'un peuple privé de ses droits et poussé aux exils, y compris l'exil intérieur. C'est l'histoire d'un pays « damné par l'Histoire », subissant « l'occupation et son cortège d'humiliations et de souffrances », concède-t-elle. L'auteure parle également de son époux et de sa vie de couple, des 30 années de mariages et de « cette tension amoureuse, ces regards, ces espoirs d'être là, toujours présente, à attendre ces retours de voyage de l'être aimé ». Pourtant, elle notera, au passage, que son mari est aujourd'hui fatigué du « long et affreux voyage qui lui a été imposé » dans les années 90, et qu'il n'arrête pas de faire semblant de dormir, le keffieh sur les yeux, pour « mourir un peu » chaque jour. Suzanne El Kenz s'exprime également et avec affection de son pays d'adoption, l'Algérie, rappelant la nuit d'été à Alger « amante, savante, captivante, prometteuse », et les rues « fatigantes » et « si vivantes que vous n'en pouvez plus à force de tension communicative ». Cependant, elle relève que ce pays dont « le clivage entre les deux sexes est bien délimité », connaît « une dégradation générale », tout en cumulant des « couches d'étrangèreté (...) superposées », en même temps que de « belles maisons cossues de la nomenklatura algérienne ». L'auteure s'exprime en outre sur la « société intellectuelle d'Alger », du moins les « cercles d'intellectuels dits éclairés » qu'elle avait fréquenté, laissant clairement entendre qu'ils ont été dépassés par la grosse vague islamiste. L'autre critique, émise indirectement, puisqu'elle la fait sortir de la bouche de sa grand-mère (devenue) folle, concerne la soi-disant promesse non tenue de l'Algérie de Boumediène de protéger les Palestiniens. « C'est un pays : pauvre de moi qui n'en ai pas », tient toutefois à préciser l'auteure. Comme pour excuser cette « ingérence ». Hafida Ameyar Roman « Aux pieds de ma mère » de Suzanne El Farrah El Kenz, 160 pages, éditions Frantz Fanon, (Tizi-Ouzou), 2016, 650 DA.