Dans cet entretien, Mme Zina Ikhlef-Ouagueni, députée de Béjaïa, prend ses distances de son parti, le RND, et donne libre cours à ses propres convictions. Elle évoque ainsi la responsabilité du gouvernement dans les dernières émeutes de Béjaïa. Elle dément toute relation entre ces événements et une quelconque "main étrangère" et dénonce les retards et blocages que connaît la région en matière de développement économique et d'infrastructures, une situation qu'elle impute à "certains clans". Liberté : En tant que députée de Béjaïa, comment analysez-vous les événements qui ont secoué la région début janvier ? Zina Ikhlef-Ouagueni : Ce que je dois dire par rapport à ce qui s'est passé le 2 janvier, c'est que ce sont des événements qui étaient prévisibles. Lorsqu'une région est marginalisée, ne bénéficie pas de sa part de développement économique, où le taux de chômage est plus accru qu'ailleurs et où des projets prévus sont tout simplement annulés ou abandonnés et ajouter à cela la cherté de la vie, la mauvaise prise en charge des malades au niveau des structures hospitalières, à quoi pourrait-on s'attendre ? Tous ces ingrédients font qu'une explosion sociale n'est en réalité qu'une question de jours. Par le biais de ces manifestations, le citoyen de Béjaïa voulait juste revendiquer et dénoncer la cherté de la vie, le blocage des projets dans tous les domaines (le gaz, l'électricité, le logement...). Dans tous les pays du monde où il y a ce type de manifestation, il y a toujours un petit groupe de casseurs et de pilleurs qui viennent se joindre à l'action citoyenne pour tirer profit. Un chômeur qui n'a aucune perspective et qui est à la charge de son père financièrement peut être tenté de casser et de piller. Mais c'était minime. Ce n'était pas ainsi que cela a été présenté par certains médias et certaines parties. Vous voulez dire que ces événements ont été amplifiés ? Complètement. On voulait par cela faire croire que ce qui s'y passait était extrêmement grave. On constate d'ailleurs ces derniers temps une tendance à amplifier tout ce qui se passe dans la wilaya de Béjaïa. On a vu ça, par exemple, lors du match qui avait opposé le MOB au MCO. On a fait tout un drame alors que ce sont des choses qu'on peut voir dans n'importe quel stade d'Algérie et même du monde. On avait, en effet, la sensation qu'on a voulu diaboliser la région et la wilaya de Béjaïa en particulier. Ce qui me chagrine dans tout ça, ce sont les déclarations du ministre de l'Intérieur qui a dit que ce qui s'est passé à Béjaïa n'était pas "civilisé", selon ses propres termes. Il confond ce minuscule groupe de casseurs avec l'écrasante majorité des citoyens de la wilaya de Béjaïa qui sont justement connus à travers l'histoire par leur culture, leur civilisation et leur éducation. D'ailleurs, toutes les personnes étrangères à la région qui viennent à Béjaïa se sentent bien et en sécurité. Nous ne sommes pas une région dangereuse ou des fauteurs de troubles. Et à ce titre, nous avons beaucoup de reproches à faire au ministre de l'Intérieur justement pour n'avoir absolument rien fait, ni lui, ni ses prédécesseurs d'ailleurs, pour régler le problème du blocage de plusieurs Assemblées populaires communales qui, pour certaines, le sont depuis les élections locales de 2012. Des APC de pôles importants dans la wilaya, à l'image d'Akbou, de Tazmalt, de Draâ El-Kaïd, de Barbacha, de Seddouk et de bien d'autres sont toujours bloquées. Des écrits, des rapports ont été adressés au ministère de l'Intérieur de la part de citoyens, d'élus et de responsables locaux pour attirer l'attention sur ces blocages. En vain. On aurait pourtant souhaité que le ministère en question joue son rôle de régulateur des collectivités locales et débloque la situation. Est-ce en ignorant ces problèmes qu'on va les résoudre ? Je ne pense pas. Pour moi, c'est une manière de laisser les choses pourrir. C'est cette politique là que je dénonce. On ne peut pas laisser la situation pourrir et, ensuite, faire des commentaires aussi déplacés. Que vous inspire justement le lien fait par le ministre de l'Intérieur entre les événements de Béjaïa et cette main de l'étranger qu'on brandit à tout-va ? Franchement, ça me désole d'entendre l'évocation de la main étrangère. C'est comme si nous, citoyens de Béjaïa, étions des traîtres ou des goumiers. Je le dis et le répète, notre région n'a pas de leçons de patriotisme ou de nationalisme à recevoir de personne. Et si on veut chercher la main de l'étranger, moi je dis qu'il faut voir du côté des responsables, pas de la population. Vous liez toute cette tension à la situation socioéconomique de la région. Peut-on en savoir davantage sur les principaux problèmes auxquels est confrontée la wilaya ? Pour dire les choses crûment, la wilaya de Béjaïa n'a pas bénéficié de sa part de développement économique comme cela a été le cas pour d'autres wilayas du pays. Beaucoup de projets promis pour la région n'ont malheureusement pas vu le jour ou sont bloqués. Ces blocages ne viennent pas de la main étrangère, mais malheureusement de certains ministres, à l'exemple du ministre de l'Industrie. Dernièrement, il y a eu blocage d'un projet de Cevital qui aurait pu contribuer à créer des milliers d'emplois directs dans la trituration des graines oléagineuses. Le projet que devait réaliser cette entreprise, n'a pas été autorisé et, aux dernières nouvelles, l'extension proposée à l'intérieur même de l'usine a été bloquée par la wilaya. Et on ose encore parler d'encouragement de l'investissement. Le même groupe avait proposé de lancer en partenariat avec l'Etat un projet d'usine dans le domaine de la métallurgie, à Bellara, dans la wilaya de Jijel. Le complexe aurait pu aider à créer plus de 4 500 emplois. Mais, encore une fois, Cevital a essuyé un refus de la part des autorités. Cela veut dire que là où il y a des projets qui peuvent permettre la création d'emplois, on les refuse. Et quand on refuse ces projets, on condamne au chômage la jeunesse qui est à la recherche d'un hypothétique poste d'emploi. Et là, on touche à leur dignité parce que la dignité reste aussi liée au travail, à la situation sociale et financière du jeune. Si on continue ainsi, on contribuera à pourrir davantage la situation. C'est pour cela que vous avez interpellé le ministre de l'Industrie, dans votre intervention à l'APN, sur le blocage des projets du groupe Cevital ? J'ai demandé qu'on m'explique les raisons de ces blocages parce que je n'arrive pas à comprendre pourquoi on ne laisse pas les investisseurs et les créateurs de richesses et d'emplois faire leur travail et contribuer à développer le pays. Ce qui me chagrine encore, c'est qu'au moment où votre journal m'avait ouvert ses colonnes pour parler des blocages des projets de Cevital, on nous annonce que dans la zone de Bellara à Djedjen, tous les moyens sont mobilisés par l'Etat algérien pour offrir les facilitations aux Qataris, ceux-là-mêmes qui nous menaçaient, dans un passé très récent, qu'après la déstabilisation de plusieurs pays de la région, notre pays allait subir à son tour son lot de souffrances. Comment peut-on empêcher un Algérien d'investir dans son propre pays et faire appel à des étrangers auxquels on déroule le tapis rouge ? Lorsqu'on bloque les projets de Cevital, moi, je dis que ce sont des blocages pour notre wilaya et nos citoyens. Comment expliquez-vous ces blocages ? Je ne le sais pas encore. Malheureusement, mon interpellation du ministre, pourtant en plénière, est restée sans réponse. J'aurais aimé recevoir une réponse de sa part. Mais le fait qu'il n'ait pas consenti à donner les explications réclamées, c'est que, visiblement, il n'en a pas. Ce que j'ai constaté durant ma mandature, c'est que malgré toutes les lois promulguées dans le sens de la facilitation des investissements suite aux orientations du président de la République, certains ministres, à commencer par celui de l'Industrie, ne respectent pas ces directives. Ce que nous avons aujourd'hui, c'est une politique clanique. Si vous êtes avec moi, tout vous est permis, je vous ouvre toutes les portes et je vous offre les facilitations nécessaires ; sinon, je vous bloque tout. C'est cela la politique gouvernementale dans notre pays. Vous voyez ce qui se passe avec les ports. Alors que les pays les plus libéraux tiennent à sauvegarder les structures portuaires, considérant qu'elles font partie de leur souveraineté, nos responsables les offrent à ces mêmes Qataris. Qu'en est-il des autres projets dont devait bénéficier la wilaya mais qui n'ont finalement pas vu le jour, à l'exemple de la raffinerie de pétrole ? Le projet en question devait être réalisé il y a plusieurs années sur le territoire de la wilaya de Béjaïa, mais il a finalement été détourné au profit de la wilaya de Tiaret. Toutefois, les autorités se sont rendu compte que les conditions n'y étaient pas réunies pour ce faire dans cette région du pays, contrairement à notre wilaya. Lors de notre mandature, nous avions relancé les démarches avec l'ex-ministre de l'Energie, M. Yousfi, pour faire revenir le projet dans la wilaya. Le terrain devant servir à accueillir cette plateforme a même été choisi. Au début, on parlait d'un terrain à El-Kseur, ensuite c'était à Beni Mansour, après c'était à Beni Djelil. Mais subitement, tout a été remis en cause avec des commissions qui sortent je ne sais d'où pour dénigrer le choix en question. Ce qui est désolant, c'est que même en tant que députés, nous n'avons pas accès à l'information pour connaître les véritables raisons de l'abandon du projet. Que va franchement penser le citoyen d'une telle situation ? La wilaya devait, par ailleurs, bénéficier d'un CHU pour réduire un tant soit peu la pression sur les malades de la région qui sont obligés de se déplacer dans les wilayas limitrophes et parfois jusqu'à Alger pour se soigner. L'université de Béjaïa a même commencé, dans cette perspective, à former dans le domaine de la médecine. Malheureusement, le projet a aussi été abandonné pour des raisons qui restent à éclaircir. Le centre anticancer a subi, lui aussi, le même sort. Pourtant, le projet était bien avancé. De même pour l'hôpital de Beni Maouche et celui d'Adekkar. Tous ces projets étaient acquis. Même le wali avait évoqué la question avec les citoyens lors de ses déplacements. Et à la fin, on nous fait comprendre qu'on nous a finalement bernés. Il faut ajouter à cette longue liste de projets abandonnés le tramway, le téléphérique, le stade, les infrastructures sportives. Les jeunes n'ont ni emploi, ni logement, ni structures sportives pour s'épanouir. Donc, que peut-on attendre de ces jeunes livrés à eux-mêmes ? La situation aurait même pu s'envenimer davantage lors des derniers événements et échapper à tout contrôle n'étaient la sagesse et la patience de beaucoup d'entre eux qui tiennent à la stabilité du pays et de la région. Mais cela ne doit pas nous faire oublier notre devoir à nous et celui de l'Etat envers eux. Récemment, on a appris que le port d'Alger veut devenir actionnaire du port de Béjaïa. Cette annonce suscite au moins la colère. Pourquoi ? Là où nous avons des difficultés, on nous laisse mourir et là où ça marche bien, on vient nous bousculer chez nous pour tirer profit. Je joins ma voix au syndicat du port de Béjaïa qui s'oppose à ce projet car je ne vois pas l'utilité d'une telle opération. Qui, d'après vous, est responsable de cette situation ? Quand Bouteflika est venu à Béjaïa dans le cadre de la campagne pour son troisième mandat, il avait promis de faire bénéficier la région de son quota de projets de développement. Et si aujourd'hui il y a blocage des projets dans la wilaya, je suis sûre que cela ne vient pas de lui, mais de certains clans, de certains personnages de l'Etat, notamment des ministres qui se croient tout permis et qui veulent à tout prix bloquer notre région. Je voudrais justement lancer un appel, plutôt un SOS, au président de la République par le biais de votre journal, pour qu'il use de ses prérogatives pour mettre fin à ces blocages. Le Président doit aussi comprendre que ceux qui font semblant de le défendre dans notre région le font avant tout pour s'enrichir et non pour un quelconque intérêt pour la région ou le pays. Ce sont des personnes qui veulent s'acheter une immunité parce qu'elles ont tellement de choses à se reprocher. C'est le cas de ce directeur de campagne, lors de la dernière présidentielle, qui n'a même pas tenu un meeting et a passé son temps à amasser des fortunes. Aujourd'hui, il se prépare avec cet argent à investir la scène pour briguer un mandat de député qui lui assurera l'immunité. Vous avez été élue députée sur la liste du Rassemblement national démocratique, mais vos positions exprimées par rapport à certains dossiers, comme celui du blocage des projets de Cevital, vous ont valu une certaine marginalisation. Comment est, aujourd'hui, votre relation avec le parti dont vous êtes issue ? Je ne vous cache pas que la relation est froide à cause de la liberté de ton que j'ai adoptée pour défendre ma wilaya et dénoncer les blocages des projets de développement dans la région. Je suis une ancienne responsable du parti au niveau de la wilaya, élue par la base à une majorité absolue. Mais j'ai constaté ces dernières années que le parti est envahi par des gens qui ne cherchent que leurs intérêts et non celui de la région et du pays en général. La base militante s'est retrouvée marginalisée malgré sa bonne volonté. Les gens ne comprennent pas comment les militants se mobilisent pour le parti, et lorsqu'arrivent les élections, ce sont des étrangers à notre formation politique qui débarquent pour figurer sur les listes électorales, forts de la chkara. Moi, je considère que la politique est une responsabilité. Si on veut chercher un intérêt personnel, il faut aller faire des affaires ailleurs. L'exemple des membres du Forum des chefs d'entreprise qui veulent envahir l'APN à l'occasion des prochaines législatives sous différentes casquettes politiques est édifiant à cet égard. Moi, je dis que ce mélange des genres entre affaires et politique est très dangereux. Le député doit être le représentant du peuple et non d'une caste ou d'un clan. Entretien réalisé par : Hamid saïdani Bio-express de Mme Zina Ikhlef-Ouagueni Syndicaliste ou députée, un même engagement Actuellement députée RND de Béjaïa, Mme Zina Ikhlef-Ouagueni est issue du milieu syndical où elle a fait ses preuves des années durant en cumulant trois mandats successifs de secrétaire général du syndicat d'entreprise à l'unité grues de Béjaïa, une filiale de l'Entreprise nationale de matériels des travaux publics (ENMTP), qui a changé d'appelation pour devenir aujourd'hui Fageco. Le combat qu'elle a mené de concert avec ses camarades syndicaux et les travailleurs de cette unité pour empêcher son "bradage" au profit d'un repreneur dans le cadre de la privatisation des entreprises publiques lui a valu de la sympathie et de la popularité, ce qui a sans doute contribué à son élection à l'Assemblée nationale. Il est vrai qu'être élue trois fois de suite responsable syndical dans une entreprise d'hommes, comme elle le dit, relève, pour une femme, d'une performance remarquable. H. S.